Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Neuschoeneberg, près Guttstadt , 10 mai 1807

On voit bien, mon cher frère aîné, que vous n'avez jamais fait la guerre à cinq cents lieues de votre patrie ! Vous ne voulez pas absolument qu'une lettre puisse se perdre, même aux avant-postes, et vous poussez l'entêtement jusqu'à donner un démenti formel à un Officier de la Grande Armée ! D'honneur, vous avez tort, et, même grand tort. Vous vous conduisez là comme un bourgeois qui a passé l'hiver auprès de son feu, tandis que nous trottions nuit et jour dans la neige, et pas du tout comme un ancien dragon.
Plaisanterie à part, mon cher ami, t'imagines-tu que nos bureaux de poste soient organisés ici comme en France ? Songe donc que, jusqu'au moment de l'affaire d'Eylau, nous n'avons pas même eu d'ambulances et d'hôpitaux ! Nous étions souvent sans pain, et toujours aux trousses de l'ennemi, à qui on ne laissait pas un instant de relâche. Malheur à celui qui s'est alors trouvé blessé ou malade ; il périssait sur les routes de faim ou de froid. je n'ai pas encore oublié combien j'ai vu à cette époque de mécontents de toute espèce.
La bataille d'Eylau, qu'on appelle plaisamment la bataille de Niema Chleba (mots polonais qui signifient point de pain), a coûté considérablement de monde : on n'a presque pas fait de prisonniers. L'ennemi s'est battu avec une intrépidité incroyable ; il a tenu bon jusqu'à 10 heures du soir ; il n'a abandonné le champ de bataille qu'au moment où le 6è corps est arrivé. L'artillerie russe a fait un ravage épouvantable ; presque tous les carrés ont été rompus par la mitraille, et le 14è régiment de ligne a perdu dans deux heures trente-deux officiers. Juge donc du reste. Les dragons français, qu'on appelle depuis ce temps-là "la dragonaille", ont en général très mal fait leur métier. J'en suis fâché pour l'honneur de ton ancienne arme, mais on a vu des divisions entières faire demi-tour devant une poignée de cosaques !
Mais laissons là Eylau, où il ne faisait pas bon, les dragons et leurs cosaques, et parlons un instant de l'histoire de ma mort. On m'avait également tué à Paris et au régiment : il est vrai que j'ai effectivement disparu pendant dix jours, et voici le fait.
Mon colonel me chargea le 17 février d'une dépêche pour S.A. le prince Berthier ; après avoir rempli ma mission, je me rendais très froidement d'Osterode à Bergfriede, quand je fus accosté par une dizaine de Russes, qui s'étaient échappés la veille d'entre nos mains. Ces messieurs, qui reconnurent mon uniforme, se mirent à crier hourra, d'un ton fort incivil ; mon guide eut peur et fit très rapidement demi-tour. J'eux à peine le temps de mettre le sabre à la main. Je traversai sans beaucoup de peine cette petite colonne, et je détalai grand train au bruit de la mousqueterie de ces messieurs, qui eurent la malhonnêteté de tuer mon cheval entre mes jambes. Comme j'avais un peu d'avance, je m'arrangeai de manière à la conserver. J'y réussis d'autant mieux que nous étions dans la forêt ; mais, provisoirement, je m'égarai si bien, qu'au lieu de revenir à Bergfriede, je me rendis droit à Napivoda. Là, je ne trouvai que des paysans polonais qui ne purent jamais m'entendre, et qui me laissèrent partir à la bonne aventure, sans trop savoir où je rejoindrais le régiment. Enfin, je rentrai le 25. L'histoire des prisonniers russes, qui avaient égorgé le détachement qui les conduisait, était connue, et on me croyait mort ou au moins gobé, quand j'arrivai chez mon colonel, précisément au moment où l'on mangeait une mauvaise soupe, que tout le monde trouvait détestable, et que j'avalai pourtant presque seul, en un clin d'oeil.
De là le bruit de ma mort. La vérité, c'est que je me suis toujours porté à merveille, et que je t'en souhaite autant.
De là, mon cher ami, le duel et les autres bamboches qu'on a débitées au dépôt du régiment et par suite à Tours.
Nous sommes toujours cantonnés ; on ne dit rien de nouveau.
La vérité, je te le répète, c'est que je me suis toujours porté à merveille et que je t'en souhaite autant. Adieu. Je vous embrasse tous de bien bon coeur.

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