Le général de division Friant à M. le Maréchal Davout
12 frimaire an XIV (8 décembre 1805)

J'ai l'honneur de vous adresser quelques détails sur la part que les troupes à mes ordres ont eue au succès de la glorieuse journée d'hier. C'est sous vos yeux, Monsieur le Maréchal, qu'elles ont combattu ; vous avez été témoin de leur bravoure et de leur intrépidité, vous avez pu juger de ce que la division entière a exécuté d'après vos ordres ; les détails que je vais avoir l'honneur de vous donner pourront, je l'espère, vous mettre à même de connaître ce que chaque régiment a fait de particulier, quel courage chacun d'eux déploya, et combien ils ont mérité la bienveillance de Sa Majesté et la vôtre.
En conséquence de vos ordres, la division avait été divisée en trois brigades : la première, composée du 108è régiment et des voltigeurs du 15è, était aux ordres du général Heudelet ; la seconde, composée du 48è et du 111è, était à ceux du général Lochet ; le général Kister commandait le 15è et le 33è de ligne ; dans cet ordre, elle marchait par échelons se dirigeant sur Telnitz, lorsque, arrivée à la hauteur de Bobeschowitz, il lui fut ordonné de se porter sur Sokolnitz, dans le même ordre de marche qui avait été disposé. La brigade du général Heudelet força alors le pas ; elle joignit Sokolnitz, qu'elle trouva occupé par l'ennemi ; bientôt elle battit la charge, se précipita dans le village en faisant un carnage affreux de tout ce qui se trouva devant elle ; l'ennemi, très en force, soutint la charge. On continua de part et d'autre avec beaucoup d'acharnement ; mais comme le général Heudelet commençait à s'établir dans les premières maisons, une décharge qu'un régiment de la division Legrand fit malheureusement sur ses troupes, qu'il prit pour l'ennemi, le força à se jeter dans le petit bois qui se trouve à la gauche du village, après avoir longtemps soutenu le feu et les efforts d'un corps de 5.000 à 6.000 Russes, et leur avoir pris deux drapeaux, et pris et repris plusieurs pièces de canons ou caissons.
L'ennemi, toutefois, s'était déjà rendu maître des hauteurs en arrière de Sokolnitz, lorsque la brigade du général Lochet arrive au pas de charge ; le 48è marche à lui, l'attaque à la baïonnette, le culbute et parvient à s'emparer des premières maisons de l'extrême droite du village. Il fait des progrès étonnants en raison de sa force, car il doit attaquer chaque maison particulièrement, e il s'en empare tour à tour ; il prend également deux drapeaux et plusieurs pièces de canon ou caisson ; mais l'ennemi le déborde tout à coup sur la gauche, le cerne même par de nombreux tirailleurs.
Le 111è régiment, qui était resté en bataille à quelque distance en arrière, se porte aussitôt en avant ; il charge avec vigueur un gros ramas de gens s'avançant sans ordre, sans chefs, et jetant des clameurs horribles ; il les repousse, puis il attaque un corps nombreux qui marchait pour couper les communications de la brigade Lochet avec celle du général Kister, qui arrivait et se déployait sur la gauche.
Les 15è et 33è, à peine arrivés et déployés, marchent à l'ennemi ; rien ne résiste à leur vigoureuse attaque ; le 15è se dirige sur le pont, en chasse un corps dix fois plus nombreux que lui, pénètre dans Sokolnitz, pêle-mêle avec les Russes, en immolant à la baïonnette tout ce qui prétend s'opposer à lui.
Cependant l'ennemi recevait à chaque instant de nombreux renforts de sa droite ; il parvient encore à réunir ses troupes éparses et battues, il les ramène au combat du village dans la plaine et sur les hauteurs ; deux fois de suite elles y sont repoussées, deux fois il les ramène à la charge et parvient à nous obliger nous-mêmes à un mouvement rétrograde.
Je crus qu'il fallait alors frapper un coup décisif. je ralliai le 15è et le fis marcher de nouveau en avant. Je ralliai ensuite le 33è, lui fis faire un changement de front et l'éleva sur le flanc gauche de l'ennemi ; de là il marcha aux Russes avec fureur, la baïonnette croisée, les renversant et en faisant un carnage affreux. De toutes parts on battit la charge. L'ennemi, pour cette fois, est mis en déroute sans retour et sans qu'il lui soit donné un seul moment de reprise. Il se sauve dans le plus grand désordre du côté du lac. Le village, les hauteurs sont emportés. Bientôt nous sommes maîtres du champ de bataille. Vingt pièces ou obusiers tombent en notre pouvoir, avec un grand nombre de prisonniers. L'ennemi, en se retirant, abandonne ses bagages, jette son butin et ses armes pour se sauver avec plus de vitesse. La terre demeure jonchée de morts et de blessés, qui sont abandonnés à la merci de nos braves troupes.
Dirai-je ici que si les corps de la droite ont fait plusieurs milliers de prisonniers et pris de l'artillerie, la gloire doit en grande partie en rejaillir sur la division, puisque c'est elle qui a forcé l'ennemi à la retraite après plusieurs heures de combat et trois charges des plus opiniâtres. Beaucoup de Russes, comme je l'ai déjà dit, avaient abandonné leurs armes.
Quoiqu'il en soit, généraux, officiers et soldats, tous donnèrent dans la bataille des preuves de la plus brillante bravoure ; chacun à l'envi combattait, pour ainsi dire, corps à corps plusieurs ennemis ; tout le monde brûlait de se signaler par quelque fait extraordinaire, et, il faut le dire, dans cette journée à jamais célèbre, il y a eu plus d'une action qui mériterait d'être citée.
Si je devais ici, Monsieur le Maréchal, vous rendre compte de tous les braves qui ont donné de grandes preuves de courage, je devrais vous dénommer tous les hommes de la division qui ont combattu, car tous ont fait des merveilles et méritent d'être cités comme valeureux. Artilleurs, cavaliers, fantassins, tous ont également bien mérité ; à chacun d'eux il est dû des éloges.
Je dois cependant distinguer d'une manière particulière le brave et intrépide général Heudelet, dont vous connaissez l'extrême bravoure et les grands talents militaires ; le général Lochet, qu'on ne saurait trop louer pour son sang froid et sa belle manière de commander les troupes ; aucun officier n'est beau cmme lui dans le combat. Le général Kister, digne ami de grade de ses deux collègues, s'est montré officier général consommé par sa sagesse, son courage et ses connaissances approfondies dans l'art de la guerre.
Le général Lochet a eu son cheval tué sous lui, le général Kister en a eu un également ; tous les trois généraux de brigade ont eu leurs habits criblés de balles.
MM. les généraux m'ont rendu le compte le plus avantageux de MM. les colonels et lieutenants-colonels des régiments à leurs ordres.
Ils m'en ont également rendu un très-honorable de MM. les officiers de leur état-major.
Je me plais, d'après eux, à vous citer avec éloge le major Geither, dont qui que ce soit ne surpasse la valeur : ce brave officier supérieur, après avoir eu un cheval tué sous lui, a été malheureusement blessé ; le colonel Saint-Raymond, toujours sage dans les conseils et intrépide dans les combats, se faisant toujours remarquer ;
Le colonel Barbanègre, qui a voulu dans ce jour de gloire montrer au 48è combien il est digne de l'honneur de le commander.
Que ne doit-on pas dire de l'intrépide Higonnet, qui semble ne rechercher que l'occasion de se signaler et de se couvrir de gloire en se montrant tour à tour chef et soldat, et du colonel Gay, qui, donnant l'exemple du courage le plus bouillant et de l'expérience consommée, a voulu se montrer en tout digne d'être cité au rang des premiers braves. MM. Chevalier et Lamaire sont bien en tous points les dignes lieutenants du colonel Higonnet. MM. les chefs de bataillon Legrand, Cartier, du 33è ; Lacombe, du 48è ; Dulong, du 15è, déjà mutilé d'un bras et toujours plus brave ; Guigue et Guinand, du 111è, doivent avoir de grands éloges pour les succès auxquels ils ont puissamment coopéré ; MM. Cartier, Lacombe et Guigue ont été blessés.
Je dois encore, Monsieur le Maréchal, vous citer avec distinction :
Le jeune aide de camp Muiron, attaché au général Kister, qui a eu le malheur d'être tué au milieu des tirailleurs ; MM. Jaëger et Galichet, aides de camp du général Lochet, tous deux extrêmement braves. Le dernier, à la tête de deux compagnies, repoussa avec valeur une attaque que l'ennemi effectueait sur les derrières du village ; l'un et l'autre ont eu un cheval tué. MM. Liégeard et Duvivier, aides de camp du général Heudelet, qui, au milieu de la mêlée de la première attaque, marchèrent à pied à la tête des troupes, leur frayant pour ainsi dire le passage.
Enfin, je vous citerai comme ayant aussi bien mérité : MM. Petit, Binot et Holtz, mes aides de camp ; MM. Bonnaire, capitaine adjoint ; M. Henrat, capitaine de génie ; le lieutenant Larcher, du 15è, officier de correspondance, et le jeune aide de camp du général Grandeau, M. Esparon. Les trois premiers ont montré une activité et une bravoure dont je suis bien disposé à leur tenir compte près de vous.
M. Henrat a fait voir qu'un jour de bataille il est aussi bon sur le terrain pour combattre que pour en faire la reconnaissance. M. Bonnaire, un des officiers les plus distingués l'armée, a été malheureusement blessé au commencement du combat, mais n'en a pas moins montré un zèle et des talents peu ordinaires.
M. Larcher a donné de nouvelles preuves de sa valeur connue. M. Esparon, qui avait quitté Vienne et était accouru presque sans permission pour assister à la bataille, a fait voir pour son début sur le champ de bataille que la bravoure est une qualité née en lui, et que s'il doit encore acquérir dans l'art difficile de la guerre, ce ne peut plus être que du côté des grandes connaissances, ayant toute l'activité, le zèle et le courage qu'on peut lui désirer. Ce jeune officier a eu un cheval blessé sous lui. M. Holtz en a eut un également. Tous les autres ont eu leurs habits ou chevaux percés de balles.
Mon rapport, déjà trop long, ne me permet pas de continuer de citer une foule d'excellents officiers des corps qui l'ont bien certainement mérité. Je me propose de vous en adresser un état nominatif avec des notes, afin de vous mettre à même de faire récompenser ceux que vous croirez l'avoir mérité par leurs belles actions.
Si je n'ai fait jusqu'à ce moment aucune mention particulière de l'atillerie, c'est qu'ayant combattu avec les brigades auxquelles elle était attachée, elle a dû naturellement recueillir une partie de leur gloire. Je me plais à lui rendre ici toute la justice qu'elle mérite, appelant votre attention sur tous ses officiers.
Je dois encore vous faire connaître que le 1er régiment de dragons aux ordres du général Heudelet s'est parfaitement conduit, et, par ses belles manoeuvresn a soutenu puissamment les efforts de nos troupes.
Friant

Ci-joint, Monsieur le Maréchal, l'état de la force de la division au moment du combat et la perte qu'elle a essuyée dans la bataille, un second état des officiers, sous-officiers et soldats qui se sont distingués et qui ne sont pas portés dans le présent rapport, et les rapports de MM. les généraux et colonels sur la journée du 11, comme vous m'avez fait l'honneur de me les demander.

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