Davout à l'Empereur et Roi
Presbourg, 5 nivose (26 décembre 1805)

Sire, Votre Majesté m'a ordonné, par sa lettre du 22 de ce mois, de lui adresser un rapport plus circonstancié de tout ce qu'ont fait les troupes que je commandais le jour de la bataille d'Austerlitz.
J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté que le 11, entre cinq heures et demie et six heures du matin, je fis partir la division Friant de l'abbaye de Raygern ; cette division était formée en 3 brigades marchant par échelons.
La 1ère était composée du 1er régiment de dragons détaché momentanément depuis quelques jours de la division Klein, des 2 compagnies de voltigeurs du 15è régiment d'infanterie légère et du 108è régiment d'infanterie de ligne ; elle était commandée par le général Heudelet.
La 2è, aux ordres du général Kister, était composée du reste du 15è régiment d'infanterie légère et du 33è de ligne.
La 3è, commandée par le général Lochet, était formée des 48è et 111è régiments.
La division des dragons du général Bourcier marchaient sur la droite ; elle était composée des 15è, 17è, 18è, 19è et 27è régiments.
Ces troupes marchèrent d'abord sur Turas ; je leur fis prendre ensuite la direction de Sokolnitz, conformément aux ordres que j'en avais. Pendant cette marche, vers huit heures, un officier du général Margaron vint me donner connaissance que le 3è régiment dinfanterie de ligne de la division Legrand était vivement attaqué à Telnitz ; cet officier ajouta que le général Margaron croyait pouvoir donner le temps au général Legrand d'arriver avec sa division à Sokolnitz, ayant pour défendre ce débouché de l'artillerie légère et quelques troupes ; Sokolnitz d'ailleurs n'était pas encore attaqué à cette époque.
Sur ces renseignements, je fis marcher la division Friant sur Telnitz, et j'ordonnai au 1er régiment de dragons commandé par le général Ménard d'exécuter ce mouvement avec beaucoup de rapidité, et d'empêcher l'ennemi qui s'était emparé de Telnitz de déboucher de ce village ; le 3è régiment de ligne, après avoir perdu beaucoup de monde, en faisant la plus belle défense, avait été obligé de se replier.
Sur ces entrefaites, le général Heudelet, arrivé avec sa brigade à la hauteur de Telnitz, s'y précipita à la tête de ses troupes. L'ennemi extrêmement nombreux opposa la plus forte résistance ; il fut cependant contraint de céder àl'intrépidité des troupes et aux bonnes dispositions du général Heudelet ; à neuf heures et demie le village était en notre pouvoir, le champ de bataille, les rues étaient jonchés de morts ; trois pièces de canons furent ramenées par nos troupes, deux autres, fautes de chevaux, furent laissées en arrière du village.
Le 108è, qui fut presque toujours mêlé avec l'ennemi, lui enleva deux drapeaux, et sut conserver les siens, à force de traits particuliers de valeur.
Les Russes culbutés, épouvantés et dans le plus grand désordre, étaient sur le point de mettre bas les armes, et parlementaient déjà, lorsque le 26è régiment d'infanterie kégère, qui faisait partie de la division Legrand formée sur notre gauche et en arrière de Sokolnitz, vint se placer derrière le ruisseau en avant duquel combattait le 108è régiment ; le brouillard ne lui permettant pas de reconnaître nos troupes, ce régiment engagea un feu très-vif qui fit beaucoup souffrir la brigade du général Heudelet ; les Russes reprirent les armes, et à l'aide de nouvelles troupes ils se rendirent de nouveau maîtres du village.
Dans le même temps que l'ennemi débouchait de Sokolnitz, la division Friant était séparée de la division Legrand ; il n'y avait pas un moment à perdre. Le général Heudelet avait rallié ses troupes près de Telnitz, et gardait le débouché, pendant que le général Bourcier, un peu plus sur la droite, par des charges faites très à propos, empêchait l'ennemi de se porter en avant du village.
Dans cet instant surtout la division des dragons eut beaucoup à souffrir de la mousqueterie et de l'artillerie de l'ennemi, dont elle se trouvait à très-petite portée.
Le général Lochet, à la tête du 48è régiment, se porta contre les Russes qui se formaient sur les hauteurs en avant de Sokolnitz ; le général Friant fit appuyer ce mouvement par la brigade du général Kister et par le 111è régiment. Les Russes furent culbutés et poursuivis dans le village, qui fut emporté ; 6 pièces de canon, qui furent mises aussitôt hors de service, et 2 drapeaux, furent enlevés par le 48è régiment ; mais l'ennemi renouvelait ses troupes, réattaqua Sokolnitz et parvint à repousser le 111è qui tenait la gauche du village ; le 48è fut alors livré à lui-même dans Sokolnitz pendant près de trois quarts d'heures. Le général Lochet, qui était resté à sa tête, eut à soutenir le combat dans les rues, dans les granges et dans les maisons.
Cependant, pour dégager ce régiment, le général Friant se porta sur Sokolnitz avec la brigade du général Kister et parvint à repousser un moment l'ennemi ; il jeta aussitôt das le village le 15è régiment d'infanterie légère ; ce régiment, composé en grande partie de conscrits, s'y couvrit de gloire, mais ne put encore débarrasser le 48è ; il fut lui-même repoussé, ainsi que le 33è régiment, après avoir opposé l'un et l'autre la plus vive résistance. Cette brigade fut aussitôt ralliée et ramenée au combat.
Le 111è parfaitement rallié venait de faire une nouvelle charge, qui, bien que des plus vigoureuses, fut néanmoins sans succès ; il perdit même du terrain, mais dans le meilleur ordre.
L'ennemi se porta alors sur la brigade du général Kister, qu'il déborda par sa gauche ; le général Friant fit faire très à propos un changement de front au 33è régiment, et toutes ces trois brigades parfaitement ralliées eurent ordre de se précipiter sur l'ennemi, qui, cette fois, fut enfoncé et laissa la plaine couverte de ses morts.
Sur ces entrefaites, le 36è régment, faisant partie du 4è corps d'armée, arriva par la partie gauche de Sokolnitz et contribua à dégager le 48è ; ces deux régiments, soutenus par les tirailleurs de la division Friant, poursuivirent l'ennemi et l'acculèrent sur des lacs, après lui avoir fait éprouver la plus grande perte.
Pendant ce mouvement, les troupes de la division Legrand parurent sur les crêtes en arrière ; un des régiments de cette division et le 8è régiment de hussards arrivèrent à portée de l'ennemi, dont la colonne entière mit bas les armes, après quelques coups de fusil. La glace du lac sur lequel cette colonne fut jetée venait d'être rompue par les chevaux des officiers qui s'étaient sauvés ; d'ailleurs l'arrivée des troupes françaises de l'autre côté de ce lac ôtait à l'ennemi tout espoir de salut.
Ce fut à ce moment que s'engagea une forte canonnade sur les hauteurs au-delà de Telnitz. Des divisions du corps du maréchal Soult marchaient par Sokolnitz pour se porter de ce côté ; la division Friant suivit ce mouvement en longeant ce ruisseau et se dirigeant vers Menitz. A la hauteur de Telnitz, la brigade du général Heudelet atteignit une forte colonne qui se retirait dans le plus grand désordre et fit sur elle, tout en la poursuivant, un feu très-vif de mousqueterie et d'artillerie, qui lui tua encore beaucoup de monde ; cette brigade se trouva alors en potence avec des troupes du maréchal Soult : elle eut avec elles le spectacle des Russes se submergeant dans le lac, par leur précipitation à s'échapper. Ces divisions traversèrent Menitz et furent prendre position à une lieue en avant sur le chemin de Neuhof.
Il fut fait dans le jour par les troupes à mes ordres 1.000 prisonniers, indépendamment de la colonne qui mit bas les armes, succès auquel le 48è eut tant de part.
Je dois aux troupes de la division Friant la justice de dire que ceux des blessés qui ne purent pas eux-mêmes se retirer du combat ne reçurent des soins qu'après la bataille.
La grande intrépidité que déployèrent les troupes dans cette journée est dûe à l'exemple des officiers généraux, qui furent constamment au milieu du feu le plus vif et y perdirent tous des chevaux ; le général Friant en perdit quatre, le général Lochet deux, et les généraux Kister et Heudelet un ; presque tous les colonels furent dans le même cas ; trois chefs de bataillon furent blessés, ainsi que le major commandant le 15è régiment d'infanterie légère, qui eut aussi son cheval tué.
L'adjudant commandant Marès reçut une blessure grave à la cuisse et perdit aussi des chevaux.
Le général Daultanne, mon chef d'état-major, officier très-distingué, rendit de grands services pendant la bataille.
L'adjudant commandant Hervo, sous-chef de mon état-major, le seconda parfaitement.
Mes aides de camp dont les chevaux n'avaient pu joindre se réunirent aux bataillons d'infanterie. Le colonel Bourke, mon premier aide de camp, marcha avec la brigade du général Heudelet et se fit distinguer par cet officier général.
Le chef d'escadrons Vigé, du 2è régiment de chasseurs à cheval, fut tué.
J'adresse à Son Excellence le ministre de la guerre les détails relatifs aux faits individuels que j'ai pu recueillir.
J'ai l'honneur de faire observer à Votre Majesté que la division Friant n'était forte, au commencement de l'action, que de 3.300 et quelques hommes, sa marche de Vienne, sans faire de halte, ayant forcé la moitié de son monde à rester en arrière ; le plupart de ces hommes rejoignirent le 11 au soir, et les autres le lendemain.
Ce qui prouvera à Votre Majesté encore mieux que tous les rapports combien cette division eut d'efforts à faire pendant toute la bataille, c'est qu'elle y perdit environ 1.400 hommes, parmi lesquels on compte 17 officiers morts et 57 blessés, 207 sous-officiers ou soldats tués et 963 blessés ; le surplus fait prisonnier a été rendu depuis.
La division Bourcier eut 35 hommes tués et 41 blessés ; elle compte de plus 65 chevaux tués et 35 blessés.
Le 19è régiment de dragons eut à lui seul, dans ce nombre, 21 hommes tués et 12 blessés, avec 22 chevaux tués et 15 blessés.
Dans un moment où l'ennemi avait repris l'avantage sur la gauche de la division Friant, ce régiment fut chargé d'aller courir et garder le passage d'un défilé important ; il passa le défilé avec beaucoup d'ordre, quoique exposé à la fusillade et au canon de l'ennemi.
La division du général Klein arriva le jour de la bataille à Raygern, où elle resta en position avec le 25è régiment de dragons, de la division Bourcier, qui avait été laissé pour arrêter les partis qui auraient paru sur ce point ; ces divisions devinrent inutiles, aucun parti ne s'étant présenté.
Si je n'ai point eu l'honneur d'adresser un rapport à Votre Majesté, Sire, c'est que j'ai voulu recueillir les faits dont j'avais été témoin, de la bouche même des officiers généraux, pour pouvoir, avec plus de certitude, vous en garantir la véracité et l'authenticité.

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