Lettre d'Hortense de Beauharnais à son frère Eugène
25 mai 1807, Orléans

Je veux t'écrire, mon cher Eugène, car tu croirais que je ne t'aime plus, mais si tu savais ! Je ne sens plus rien. Il est mort, je l'ai vu ; Dieu n'a pas voulu que j'aille avec lui. Cependant, je devais ne pas le quitter ; à présent, je ne mourrai plus, car je ne sens plus rien et c'est pourquoi je me porte bien. Tu ne sais pas tout ce que j'ai perdu ; c'était déjà un ami pour moi, personne ne m'aimera jamais comme lui. Quand je l'embrassai , une heure avant, il avait déjà les yeux fermés, il me dit : "Bonjour, maman" ; il respirait à peine. Si tu l'avais vu étouffant ! J'entends encore sa respiration ! Cependant, je suis bien loin, je vais prendre les eaux, et il est resté là-bas ! Je suis à Orléans.
Tu ne sais pas une chose ; je pleurais autrefois ; à présent je ne pleure plus. J'ai toute ma tête, c'est tout ce qui m'est resté, mais je ne sens plus rien ; je n'ai plus de coeur ; il est allé avec lui et, moi, je suis restée pour fatiguer tout le monde, pour n'être plus aimée de personne puisque je ne sentirai plus rien ; tu vois bien que j'aurais mieux fait d'aller avec lui. Je te raconterai tout ce qu'il m'a dit, tout ce qu'il promettait d'être, comme il m'aimait ; je le regardais souvent en disant : "Ce sera toute ma consolation."
Va ! Eugène, il ne faut pas mettre tout son bonheur à faire bien dans ce monde ; vois comme on en est récompensé. Mettez toutes vos affections sur un objet aussi pur, et voilà comme il vous est enlevé. Il ne faut plus rien aimer dans ce monde. Aussi, si je reste comme je suis, je serai peut-être heureuse, oui, mais on ne m'aimera plus : toi, tu m'aimeras toujours, n'est-ce pas ? Adieu, je suis un peu fatiguée, je te raconterai un autre jour tout.

Hortense

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