3 février 1857
au cabinet de l'Empereur

Monsieur,

M. de Bouyn, capitaine de gendarmerie à Aurillac, et non Brouyn, à qui vous avez répondu, a adressé à Sa Majesté une supplique tendant à avoir l'honneur de l'entretenir d'une instruction du commandant de la compagnie de gendarmerie du Cantal qui lui enjoint, entre autres dispositions, de "rechercher et de faire rechercher par les chefs de brigade le nombre de légitimistes, orléanistes, orléanistes, républicains, socialistes, etc., surveiller leurs démarches, allées et venues, leurs relations, leurs faits et paroles, et de les nommer sur mon rapport toujours et toujours."
En réponse à cette supplique, vous m'avez fait connaître le refus de Sa Majesté de m'entendre et son extrême surprise que je me permisse de discuter des ordres émanés d'un chef, et, à ce propos, vous me rappelez que la première loi de la hiérarchie militaire est d'exécuter sans commentaires les instructions transmises par un supérieur.
Permettez-moi, Monsieur, d'avoir l'honneur de vous faire observer que l'ordre dont je suis saisi et dont je cite les termes est trop clair, trop précis, trop impératif, pour être susceptible d'interprétation aléatoire quelconque ; il est une violation inintelligente ou coupable de l'article 119 du décret de l'Empereur du 1er mars 1854. Je me suis refusé résolûment, à mes riques et périls, à y prêter mon concours, parce que j'y ai reconnu l'acte d'un zèle immesuré, d'une ambition mal déguisée, sans efficacité aucune, et pouvant avoir les plus graves inconvénients, par suite de son envoi dans les cantons d'un département ; un acte enfin contre lequel ma dignité d'officier, ma délicatesse, ma conscience se révoltaient ; là, j'ai vu les limites de la subordination militaire que vous me rappelez et qu'en deçà de ces graves motifs, je reconnais comme vous pour la première loi de la hiérarchie militaire.
En dehors des mesures de police dont M. le commandant de la compagnie du Cantal a le triste mérite de l'invention, car il n'existe rien de semblable dans les autres légions, la gendarmerie a des devoirs importants et difficiles qu'elle sait remplir et qui ne sont pas incompatibles avec sa dignité et le premier rang qu'elle tient dans l'armée ; à ceux-là je n'ai jamais fait défaut ; l'extrait de la lettre de M. le commandant de la compagnie de la Nièvre, par laquelle il m'annonce la mise à l'ordre du jour de la légion en fait foi : "Je m'empresse avec le plus grand plaisir de vous adresser l'ordre de la légion, que M. le colonel a bien voulu donner sur mon rapport ; vous y trouverez, j'espère, la juste appréciation de votre zèle et de votre haute intelligence. - Signé Pinard." - Puni d'un mois d'arrêts immérités, l'ordre de mon renvoi de la gendarmerie à la veille dêtre décidé, j'ai eu le tort, dans cette pénible position, d'élever tout d'abord ma pensée d'espérance vers l'Empereur. Je le regrette vivement, puisque Sa Majesté vous a chargé de me témoigner toute sa désapprobation ; j'aime encore à espérer pourtant que Sa Majesté verra dans cette démarche spontanée un juste témoignage de la confiance que tout ce qui tient à l'armée a dans sa haute justice et sa bienveillance, et qu'elle ne permettra pas que des sentiments d'honorable susceptibilité deviennent la cause de la perte de la carrière d'un officier, ayant deux frères au service (la belle-mère du plus jeune est la soeur de Mme la marquise de Mac-Mahon et la tante de M. le colonel des guides). Mon renvoi de la gendarmerie, pour avoir réclamé avec l'énergie que donne le bon droit contre une sévérité immérité, pour n'avoir fait qu'invoquer le réglement contre des mesures de basse police auxquellles un commandant veut m'associer, tout cela produira un effet très-regrettable.
Après avoir été chargé de me porter au nom de l'Empereur des reproches affligeants, je fais des voeux, monsieur, pour que ces observations excitent chez vous quelque intérêt et vous décident à m'accorder votre interposition officieuse, afin qu'elles ne restent pas ignorées de Sa Majesté.
J'ai l'honneur d'être, avec un très-profond respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

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