Paris, 16 décembre 1860
Lettre de M. Haussmann, préfet de la Seine, à l'Empereur, au sujet de la création d'un ministère de Paris.

Confidentielle

Sire,

Votre Majesté daignera m'excuser si je l'importune en La priant de bien vouloir accorder son attention à la nouvelle rédaction ci-jointe du projet que j'ai eu l'honneur de lui remettre hier, et à la note explicative qui l'accompagne.
Votre Majesté comprendra que je cherche à justifier de mon mieux le moyen que, d'accord sur ce point avec M. de Persigny, je crois le meilleur pour me soustraire à la situation pénible qu'une ombrageuse susceptibilité m'a faite : il s'agit pour moi, non-seulement de sauvegarder, si cela est possible, les droits que me créent vingt-neuf ans et demi de bons et laborieux services, et les intérêts de ma famille, pour laquelle la perte de ma position serait une catastrophe aussi irréparable qu'inattendue, mais encore et surtout de préserver d'un véritable désastre l'oeuvre immense de la transformation et de l'agrandissement de Paris, dont la conception sera une des gloires de l'Empereur, et dont je suis la personnification administrative, et pour beaucoup de personnes une garantie d'exécution certaine.
Voilà bien des motifs pour me pardonner un nouvel effort afin de convaincre l'Empereur du caractère pratique de la combinaison que je propose.
Accepter en silence l'acte de défiance avouée de M. de Persigny à mon égard, c'est-à-dire les luttes que son entourage hostile compte faire naître entre nous, et que sa nature ardente ne manquerait pas de passionner, c'eût été exposer l'Empereur, sans l'avoir prévenu, à des recours incessants de ma part, pour me défendre contre une direction générale dont les bureaux se sont montrés systématiquement opposés à mes actes, sous tous les ministères, et à laquelle me livre la confiance absolue de M. de Persigny dont les ministres au petit pied qu'il vient de constituer auprès de sa personne.
Assurément, affronter de nouveau, et dans des conditions plus mauvaises que jamais, les embarras que j'ai surmontés durant huit ans déjà, grâce à l'appui de l'Empereur, ce ne serait pas plus au-dessus de mes forces que de mon dévouement. Je ferais meilleur marché encore de mon amour-propre froissé par la subordination (apparente tout au moins) de mon administration, devant la France et l'Europe, au fonctionnaire que M. de Persigny place entre elle et lui. Mais je ne pouvais pas disposer de même du repos de l'Empereur, et c'est pour cela qu'en face d'une perspective de conflits organisés incessamment dans le dessein de fatiguer à la longue la patience de Sa Majesté, j'ai cru devoir offrir à l'Empereur de me retirer, si Sa Majesté croyait la plus expédiente cette solution des difficultés du moment, bien qu'elle dût être pour moi une cause de ruine et de regrets mortels !
Je crains bien de n'avoir pas su, sous l'impression du trouble profond que je ressens, défendre assez bien auprès de Sa Majesté la solution pacifique que je désire ardemment et que M. de Persigny lui-même provoque ! L'idée en est simple : en tant que maire de Paris et administrateur du département qui lui sert de banlieue, je relèverais directement de l'Empereur (l'importance des affaires présentes de la ville le réclame plus que jamais !) ; en tant que préfet, c'est-à-dire organe des intérêts généraux, je resterais dans les mêmes conditions que par le passé. Il serait bien regrettable qu'une combinaison aussi rationnelle échouât devant une difficulté de rédaction. C'est pourquoi je me permets d'en présenter encore un projet très-méthodiquement élaboré.
En l'adoptant, l'Empereur fera cesser d'un coup les embarras actuels et la cause de tous les embarras du passé.
M. de Persigny, au lieu d'un adversaire, verra en moi un auxiliaire pour les discussions d'affaires dans le conseil ;
M. Rouher sera raffermi dans l'opinion, et l'Empereur restera seul juge du moment où sa situation devra changer ;
Le Conseil d'Etat, au lieu de me considérer comme un subalterne indépendant, m'accueillera et m'écoutera comme un organe accrédité des idées de réformes administratives de l'Empereur ;
Les ministres eux-mêmes cesseront de me jalouser une importance de fait, qui se trouvera légitimée en droit ;
Enfin l'Empereur, débarrassé de tout ennui à mon sujet, verra chacun des plans qu'Il arrête pour Paris exécuté dans le plus bref délai, par la suppression du retard de quatre mois en moyenne qu'y apportent maintenant les bureaux de l'Intérieur. Quant à moi, je pourrai consacrer au service de Sa Majesté le temps que je perds et la force que j'épuise en notes et mémoires superflus.
Je ne saurais être plus dévoué, mais je serai plus utile.
La confiance publique en mon administration serait doublée et me préparerait une réussite plus facile dans l'accomplissement des nouveaux devoirs que la confiance de l'Empereur peut me réserver pour l'avenir !
Demain a lieu le banquet de clôture de la session du conseil général de la Seine, qui m'a témoigné, cette année, un si cordial assentiment. En portant la santé de l'Empereur, je serais heureux d'avoir une raison nouvelle de reconnaissance pour la bonté dont Sa Majesté a déjà si souvent usé envers moi !
Daignez agréer, Sire, l'hommage de mes sentiments profondément respectueux et dévoués.
De Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.

G.E. Haussmann

Nouvelle rédaction proposée :
Le baron Haussmann, sénateur, préfet de la Seine, a rang de ministre, et a séance en cette qualité, dans nos conseils.
L'autorité ministérielle lui est dévolue dans son ressort, en matière d'administration départementale et communale.
Il continuera d'exercer, en matière d'administration générale, les attributions conférées au préfet de la Seine par les lois, décrets et règlements ; et les affaires de cet ordre seront réglées ou soumises à notre décision, comme dans le passé, par les ministres compétents.
Il prendra le titre de Ministre de Paris.

retour sur "documents Louis-Napoléon-Bonaparte"