Montaigne, le 18 novembre 1865
Lettre de M. Magne à l'Empereur

L'idée de relever l'ancienne aristocratie et de fonder une nouvelle noblesse a préoccupé Napoléon III autant que Napoléon Ier. Ces deux prétendus défenseurs de la démocratie française ont passé leur vie à essayer de restaurer l'ancien régime dans ce qu'il avait de plus surrané. Quant à Napoléon Ier, la preuve n'est plus à faire ; il suffit de lire le bulletin des lois du Premier Empire. En ce qui concerne Napoléon III, nous pourrions reproduire ici jusqu'à quatre mémoires savamment élaborés par les fortes têtes du Second Empire, les Baroche, les Delangle, etc., etc., Mais ce serait une lecture fastidieuse. Nous nous en tiendrons aux lettres suivantes de M. Magne, qui aboutissent aux mêmes conclusions. Tous ces bourgeois, fonctionnaires parvenus, rêvaient une espèce d'aristocratie bureaucratique qui aurait éternisé les charges entre les mains de quelques familles. Les idées approuvées par M. Magne ne sont qu'un premier échelon : titres nobiliaires attachés hiérarchiquement à certaines fonctions civiles et militaires et transmissibles par voie d'hérédité. Un mémoire que nous avons sous les yeux va plus loin. L'auteur estime qu'il serait possible, une fois que l'habitude aurait consacré cette première réforme, de rétablir les majorats pour la nouvelle noblesse administrative.
(note de A. Poulet-Malassis)

Sire,

La question des titres sera peut-être traitée devant Votre Majesté pendant le congé qu'elle a eu la bonté de m'accorder pour la triste cause que je lui ai fait connaître. Comme il est juste que, sur un sujet aussi grave, chacun ait la responsabilité de son opinion, je demande à Votre Majesté la permission de lui dire les motifs de celle que j'ai exprimée dans la réunion préparatoire du Conseil privé.
Il faut d'abord bien poser la question.
S'agit-il de savoir s'il est juste, s'il est utile, s'il est politique, dans une société comme la nôtre, de rétablir les titres de noblesse ?
Non ; cette question fondamentale a été résolue.
Le Gouvernement provisoire les avait radicalement abolis, sans distinguer entre le passé et l'avenir (décret du 29 février 1848).
Votre Majesté, pendant la dictature, les a relevés d'une manière tout aussi générale (décret du 24 janvier 1852).
Mais ce qui est plus décisif encore, c'est que l'article du Code pénal de 1810, qui punissait l'usurpation des titres et qui avait été abrogé en 1832, a été remis en vigueur, après un renvoi favorable du Sénat, par la loi du 7 mai 1858.
Enfin, le conseil du sceau, destiné à mettre en oeuvre l'institution des titres et qui en avait suivi les vicissitudes, a été rétabli par le décret du 8 janvier 1858, et est en pleines fonctions.
Si je rappelle ces faits à Votre Majesté, c'est pour montrer que sur la question des titres en eux-mêmes, tout est réglé : le principe, la sanction, la procédure. Le souverain, le Sénat, le Corps législatif se sont prononcés.
Les considérations d'un ordre si élevé, rappelées et développées dans le rapport de la Commission du Sénat, ont reçu la consécration la plus complète, autant que cela pouvait dépendre de la loi et des décrets.
Ainsi donc, deux faits sont acquis et hors de toute discussion :
D'une part, les titres de noblesse sont rétablis ; leur valeur sociale est reconnue et protégée par la loi ; ils constituent pour ceux qui les possèdent, non seulement une distinction, mais une sorte de fortune, d'un prix réel, ayant cours à peu près partout ; au fond, très-appréciés, très-recherchés, dans le milieu même qui affecte le plus de les dédaigner.
D'autre part, la loi a placé entre les mains du souverain, qui peut en user à sa volonté, une force considérable, un moyen puissant de récompense et d'émulation. Ce moyen repose, dit-on, sur la vanité ; mais, tant que ce sentiment sera, comme l'a si bien dit le Premier Consul, un des grands mobiles de l'humanité, le souverain qui négligerait de le faire tourner à son profit et au profit de l'Etat, perdrait un de ses avantages.
Aujourd'hui donc, le débat ne peut plus rouler sur des questions de principe. C'est une affaire de conduite.
Il faut se demander :
Si la loi et les décrets qui ont rétabli les titres ont été exécutés jusqu'ici, d'après leur véritable esprit ;
S'il serait utile et politique de changer de voie, et quel serait le meilleur moyen.
Si ce qu'on dit est vrai, le rétablissement des titres n'aurait guère profité jusqu'ici, sauf quelques rares et glorieuses exceptions :
1° Qu'aux anciennes familles nobles, dont les titres ont reçu, de la loi nouvelle qui les protège, une plus grande valeur ;
2° A quelques autres familles dont la position douteuse a été régularisée ;
3° Aux descendants des serviteurs du Premier Empire, qui ont été dispensés de la condition du majorat ;
4° Enfin, à quelques individualités qu'on suppose, certainement à tort avoir obtenu cette faveur autant par leurs sollicitaions que par leurs titres.
Reconnaître les anciens services dans la personne des descendants est une pensée élevée et juste. La France est une. Le temps ne lui fait pas oublier ceux qui l'ont illustrée ; c'est un sentiment plus général et plus profond qu'on ne suppose. Il a la même origine que celui qui fait respecter l'hérédité de la propriété. De même qu'on trouve juste que la propriété, qui est l'accumulation du travail de l'homme, passe à ses enfants, de même on trouve juste que l'accumulation d'honneur, fuit d'une vie dévouée et utile à l'Etat, honneur qui est aussi une propriété, ne s'éteigne pas avec celui qui l'a acquise, mais qu'elle passe à sa postérité. D'ailleurs, le souvenir des services rendus, la gloire qui en résulte, ne sont pas seulement un patrimoine de famille, c'est un patrimoine national ; en le respectant dans les mains de ceux qui en sont les dépositaires naturels, la nation sait qu'elle défend son bien.
Aussi, lorsque l'Empereur, par son décret du 24 janvier 1852, rétablit les titres, il ne rencontrera aucune protestation ; ce décret fut considéré, au contraire, comme l'une des mesures par lesquelles le nouveau gouvernement entendait remettre la pyramide sur sa base.
Mais, de bonne foi, cette mesure n'aurait-elle pas rencontré les plus vives répugnances, s'il avait été decidé qu'elle ne profiterait sensiblement qu'aux anciens services, et consacrerait une sorte de privilège au profit des anciennes familles, pour la plupart hostiles au nouvel ordre des choses ? Cette infériorité attribuée aux nouveaux services rendus à l'Etat, par comparaison avec les anciens aurait frappé l'opinion par son côté injuste et impolitique.
Eh bien ! cette injustice n'est pas, tant s'en faut, dans l'esprit de la loi et des décrets dont j'ai parlé ; il s'agit d'empêcher que, oar une sorte de pratique et d'habitude, elle ne finisse par s'introduire définitivement dans les faits.
Quelle est la meilleure marche à suivre pour parvenir à ce but ? Tel est, suivant moi, dans l'état actuel de la question, le seul point véritablement discutable.
Or, je suis persuadé que procéder par catégories de fonctions, suivant l'exemple des anciens gouvernements et de l'Empire, est ce qu'il y a de mieux.
On a dit que ce serait aller contre les tendances de l'opinion publique. Il faut distinguer. Certainement il y a une fraction du public qui est l'ennemi irréconciliable de toute inégalité, de toute supériorité, de toute hérédité : c'est cette fraction qui demande l'abolition de la propriété ; qui, en 1848, voulait supprimer la Légion d'honneur, et qui, ces jours derniers encore, dans le congrés de Liège, parlait de passer sur les têtes le niveau égalitaire de la Répulique. Evidemment, ce n'est pas à cette fraction qu'il faut songer à plaire. Le gouvernement s'honore en lui résistant ; en rétablissant les titres il savait bien qu'il la froissait.
Dans les autres classes de la société, les sentiments sont tout différents. D'où vient la valeur incontestable des titres, si ce n'est de l'opinion publique ? Il ne faut pas s'arrêter aux dénigrements superficiels, qui au fond cachent bien plus d'envie que de répugnance. Lorsqu'en 1848 les titres furent supprimés, c'était bien le moment pour l'opinion publique de se prononcer. Eh bien ! ce qui est certain, c'est qu'elle ne ratifia jamais cette décision ; car jamais dans le monde et dans les salons les titres de marquis, de comte, de baron, n'avaient été annoncés avec plus d'éclat que sous la République.
D'ailleurs, le meilleur moyen de ménager l'opinion, c'est de procéder par catégories et d'attacher le titre aux fonctions. Si quelque chose irrite l'envie, ce sont les distinctions qui portent directement sur des noms propres. Une mesure générale créant des titres conséquence de fonctions auxquelles tout le monde peut prétendre, est tout à fait dans l'esprit du gouvernement, à la fois monarchique et démocratique de l'Empire.
Je suis avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté, le très-humble et très-fidèle serviteur.

P. Magne

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