Paris, 27 février 1865
Lettre de Saint-René Taillandier au sujet de "La Vie de César"

Sire,

En ouvrant l'exemplaire de l'Histoire de Jules César que Votre Majesté a daigné m'envoyer, ma première impression a été une vive joie et une reconnaissance profonde, car les mots que Votre Majesté y a tracés de sa main doublent à mes yeux le prix de ce magnifique présent.
Combien d'autres émotions se sont succédées dans mon esprit lorsque j'ai lu ces pages si belles ! A l'époque où vous avez bien voulu, Sire, vous adresser à moi pour la correction de quelques épreuves, je pouvais me croire sous l'influence de la séduction attachée à votre auguste personne ; comment voir, sans être profondément touché, tant de bonté unie à tant de grandeur ? Mais hier, lisant et relisant ces deux premiers livres dans le silence du cabinet, j'ai bien compris que mon admiration ne s'était pas trompée. Le tableau si complet, si impartial de la politique de Rome et de sa conquête du monde, l'appréciation si nette et si élevée des intérêts nouveaux que l'aristocratie dégénérée ne pouvait pas satisfaire, les symptômes de plus en plus nombreux d'une révolution devenue inévitable, tout cela prépare à larges traits l'apparition de César. Le second livre, dont je ne connaissais pas une seule page, m'a saisi plus vivement encore. Tous les Marius, rassemblés en ce jeune homme merveilleusement doué, s'y révèlent l'un après l'autre, mais épurés et agrandis. L'épisode de Catalina est tracé avec une impartialité supérieure, qui renouvelle le sujet et substitue la pensée de l'homme d'Etat aux déclamations de la routine. Le consulat de César et de Bibulus forme un tableau du plus vif intérêt. On aime à suivre le développement des idées et des actes de César exposé par un génie du même ordre, et on admire ce sentiment des grandes causes, des causes démocratiques et humaines, embrassé avec tant de modération et de persévérance. Les dernières pages sont d'une exquise beauté. La postérité répètera ces paroles : "Ne cherchons pas sans cesse de petites passions dans de grandes âmes."
Dieu me garde d'exprimer jamais une pensée qui ne serait point la mienne ! Je transmets sincèrement à l'Empereur les émotions que je viens de ressentir. Je ne sais pas l'art de flatter, mais je suis heureux d'admirer à coeur ouvert tout ce qui est grand, et la grandeur ici est rehaussée encore par la simplicité. Peut-être, dans un monde de lecteurs où le clinquant est à la mode, peut-être, chez certaines écoles littéraires qui demandent le succès à l'éclat violent des couleurs, cette sobriété sera-t-elle matière à critiques pour des hommes qui ont intérêt à rabaisser l'oeuvre de Napoléon III ; mais je suis persuadé que le peuple de France comprendra d'instinct cette simplicité si haute, et tous les vrais connaisseurs diront que Votre Majesté a parlé de César dans le style de César.
Daignez agréer, Sire, avec l'expression de ma reconnaissance, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, de Votre Majesté, le très-humble te très-dévoué serviteur et sujet.

Saint-René Taillandier

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