Paris, 10 décembre 1869
Lettre de Théophile Silvestre à l'Empereur

Sire,

Par ces derniers temps d'agitation et de logomachie, il n'était pas facile aux écrivains les plus dévoués à l'Empire, quel que soit d'ailleurs leur talent, de remonter le courant des opinions hostiles. C'est là sans doute une des causes de l'insuccès du journal hebdomadaire le Dix-Décembre.
Personnellement invité à collaborer à cette publication, je lui ai donné bon nombre d'aticles politiques, notamment les suivants signés de mon nom, sauf les deux premiers de la série :
Les convulsionnaires politiques. - Les idées de Baudin. - Les conférences de MM. Jules Simon, Sain-Marc Girardin, Pelletan, etc., au théâtre du Prince Impérial. - Les revenants. - M. Jules Simon chez les communistes. - Les manoeuvres des partis et les intrigues électorales de 1852 à 1869. - Les pamphlétaires réfugiés. - La mort de Baudin (seule relation vraie). - M. Emile Ollivier. - M. Ernest Renan. - L'Empereur et le récent discours de la couronne.
La suppression du Dix-Décembre m'enlève ma dernière occupation, ma dernière ressource au service de l'Empereur.
Sire, je dois rappeler ici avec la plus vive gratitude que je suis le débiteur en retard, et en quelque point répréhensible, de Votre Majesté. De sérieux engagements, pris par moi envers Elle, ne sont pas encore remplis. Ma loyauté reste l'ôtage d'une si haute confiance. De bienveillants amis ajouteront à la trop faible expression de ma pensée la délicatesse et l'élévation de leurs sentiments personnels.
Il y a deux ans et quelques mois, Votre Majesté vint à mon aide, prenant en considération mon talent, mon zèle et ma ruine complète au Nain-Jaune, où j'avais fait d'abord le sacrifice volontaire de ma position d'inspecteur général, puis une perte sèche de 80 000 francs en six mois, au service exclusif des intérêts de l'Empereur et au milieu des animosités violentes.
Votre Majesté avait daigné approuver ensuite mon plan entièrement neuf d'une Histoire des idées, des caractères, des faits et gestes de la Seconde République, suivie du Second Empire, pour le salut de notre pays. C'était une dissection sur le vif des hommes et des choses, des partis et des sectes ; le memento de nos caprices, de nos erreurs, de nos déchirements, de nos expiations périodiques. On attendait de ce travail un salutaire effet au moment des dernières élections générales. Mais il est resté sur le chantier, infiniment moins par ma faute que par celle des circonstances.
Premièrement, je n'avais demandé, avec une discrétion timide, que deux ans pour l'oeuvre. Om me pressait d'aller vite et bien, sans pouvoir apprécier au plus juste, comme j'ai pu moi-même le faire de jour en jour, les complications et les subtilités de la tâche. Quel chaos d'opinions et de doctrines ! Quel amas de dossiers publics et secrets ! Que de révélations orales et manuscrites, confiées à ma mémoire et à mon discernement ! J'avais à questionner les personnalités marquantes, souvent à les contrôler par des témoignages obscurs, mais véridiques.
Il me fallait sonder tour à tour des caractères ombrageux, hardis, logiques, contradictoires, pour tirer de l'ensemble de mes recherches la confession authentique d'une époque si troublée dans sa pensée, si discordante dans ses oeuvres.
Secondement il me fallait avoir accès dans les greffes des tribunaux dans les archives des ministères ; pouvoir consulter au fur et à mesure, dans mon cabinet et non dans une salle publique, par prudence et par économie de temps, journaux, brochures, pamphlets, placards, caricatures et chansons de la Bibliothèque impériale. Au lieu d'une faveur toute personnelle, justifiée d'avance par mes aptitudes spéciales et ma notoriété, je n'ai trouvé là que formalités restrictives, réglementaires pour le public, mais paralysantes pour moi.
Pour accomplir mon oeuvre en toute sécurité sans grever la générosité personnelle de l'Empereur, j'avais demandé à Votre Majesté la succession de l'historiographe de la ville de Paris, qui venait de mourir, et que l'on n'a pas encore sans doute remplacé, ou bien la direction du Musée des antiquités de l'hôtel Carnavalet.
Sans rien décider alors à ce sujet, l'Empereur eut la bonté de m'allouer mille francs par mois sur sa cassette particulière, subside épuisé le 1er juin dernier.
Précédemment, à la vérité, j'étais à tout instant vivement incité par les amis les plus zélés de l'Empereur à finir promptement mon oeuvre avant les élections générales. Je croyais moi-même y réussir. Mais, entravé de tant de manières et dégoûté, sinon découragé, je ne pouvais absolument me résigner à avilir le sentiment de l'art en bâclant une publication cursive et banale, quand je devais un livre arrêté, profond, solide, et d'une utilité vraiment nationale.

Sire,

Voilà comment, dans toute la force de l'âge, du talent et de la bonne volonté, je reste, avec mon travail interrompu, sans position, sans la moindre fortune. Qui pis est, je semblerai avoir abusé indignement de l'extrême bonté de l'Empereur.
Une situation si fausse inquiète beaucoup ma conscience, celle de mes amis, pèse trop à ma fierté et compromet gravement mon avenir. J'ai le ferme espoir que Votre Majesté me donnera au plus vite les moyens d'en sortir résolûment et noblement.
Daignez agréer, Sire, l'hommage du plus profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, de Votre Majesté, le très-humble, très-obéissant et très-fidèle sujet.

Signé : Théophile Silvestre
50 quai du Louvre

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