non datée
Note pour l'Empereur, de M. Delangle

Note très curieuse de M. Delangle à propos de la demande, par le général de Goyon, qu'on relève le titre de duc de Feltre (dont il avait épousé la fille) en faveur de son fils aîné, âgé de seize ans. M Delangle prouve que Clarke, duc de Feltre, était un de ces hommes que l'opinion repousse et condamne et qu'il serait regrettable de relever son titre. On sait que, malgré l'avis sévère de M. Delangle, la chose a été faite.

La demande du général comte de Goyon soulève deux questions : la première, si le désir qu'il a manifesté d'obtenir soit pour lui, soit pour l'aîné de ses fils, le titre de duc de Feltre, repose sur un droit apparent ; la seconde, si, en l'absence de tout droit, un acte de faveur qui autoriserait le comte de Goyon à relever le titre de duc de Feltre serait favorablement accueilli par l'opinion publique.
La première question n'offre aucune difficulté. Le titre a cessé d'exister. Le duc de Feltre est mort, laissant après lui trois fils et une fille mariée, le 8 avril 1808, au duc de Fezensac.
Les trois fils sont décédés sans postérité.
Quatre enfants sont nés du mariage de la duchesse de Fezensac, un fils et trois filles.
L'une de ces filles, Oriane de Fezensac, est devenue comtesse de Goyon. Elle a deux fils ; l'aîné est de 1844.
Ainsi, aux termes des principes anciens et nouveaux sur la transmission des titres nobiliaires, le titre de duc est éteint.
Les titres ne passent point aux filles : incapables de remplir les conditions de la concession, elles ne peuvent en revendiquer le bénéfice. Les décrets de 1808 sont formels à cet égard.
Mais la faveur ne peut-elle suppléer au droit ? Sans aucun doute. L'Empereur peut autoriser soit le comte de Goyon, soit son fils aîné, à relever le titre et les armes du duc de Feltre. Mais cette autorisation constituerait une concession nouvelle, ce serait une création. Or, la bienveillance de l'Empereur envers le général de Goyon veut-elle aller jusqu'à lui conférer un titre que deux illustres maréchaux seuls, depuis le nouvel Empire, ont obtenu après d'éclatantes victoires ? Sa Majesté décidera.
Il faut remarquer toutefois :
1° Que le général de Goyon ne se rattache point par les liens du sang au duc de Feltre ; qu'étranger complètement à cette famille il ne peut invoquer aucun principe d'hérédité ; aussi sur les observations qui lui ont été faites, le général a paru reconnaître que sa prétention était sans fondement et qu'il ne pouvait agir que de son fils aîné.
2° Que ce fils vient d'atteindre seize ans, qu'il n'a rien fait encore et rien pu faire qui montrât son dévouement au pays, à l'Empereur, et qu'avant de permettre qu'il reprenne le titre, qu'a porté son aïeul, il doit prouver qu'il en est digne.
Mais il est une observation d'un autre ordre et qui doit fixer spécialement l'attention de Sa Majesté. Parmi les hommes qui ont servi l'Empire, et que l'Empereur Napoléon Ier a honorés de sa bienveillance, il y a des noms auxquels s'est attaché la sympathie publique ; il en est d'autres que l'opinion repousse et condamne.
A quelle classe appartient le duc de Feltre ? Incontestablement à la seconde. Est-ce injustice, prévention, erreur ?
Rappelons les faits principaux de sa carrière militaire.
Général de disvision en 1796, Clarke fut envoyé en Italie avec la mission secrète de surveiller le général Bonaparte ; dominé bientôt par le génie de celui-ci, il s'attache à sa personne.
En 1807, il était ministre de la guerre. Au mois de mars 1814, il précipita le départ de Marie-Louise pour Blois, exagérant d'une part le danger qu'il y avait de rester à Paris, et atténuant d'autre part les ressources qu'on pouvait opposer à ce danger. Il ne sut d'ailleurs prendre aucune mesure vigoureuse pour garantir Paris contre l'attaque des armées alliées. Voici comment, selon M. Thiers, tome XVII, page 622, l'Empereur appréciait cette conduite de son ministre.
"Le 30 mars, vers minuit, l'Empereur rencontra le général Belliard à Fromenteau. "Où est l'armée, lui demanda-t-il ? - Sire, elle me suit. - Où est l'ennemi ? - Aux portes de Paris. - Et qui occupe Paris ? - Personne, il est évacué ! - Comment ! évacué ! Et mon fils, ma femme, mon gouvernement, où sont-ils ? - Sur la Loire - Sur la Loire !... Qui a pu prendre une résolution pareille ? - Mais, Sire, on dit que c'est par vos ordres. - Mes ordres ne portaient pas telle chose ... Mais Joseph, Clarke, Marmont, Mortier, que sont-ils devenus ? qu'ont-ils fait ? - Nous n'avons vu, Sire, ni Joseph, ni Clarke, de toute la journée. Quant à Marmont et à Mortier, ils se sont conduits en braves gens. Les troupes ont été admirables. La garde nationale elle-même, partout où elle a été au feu, rivalisait avec les soldats. On a défendu héroïquement les hauteurs de Belleville, ainsi que leur revers vers la Villette. On a même défendu Montmartre, où il y avait à peine quelques pièces de canon, et l'ennemi, croyant qu'il y en avait davantage, a poussé une colonne le long du chemin de la Révolte pour tourner Montmartre, s'exposant ainsi à être précipité dans la Seine. Ah ! Sire, si nous avions eu une réserve de dix mille hommes, si vous aviez été là, nous jetions les alliés dans la Seine, nous sauvions Paris et nous vengions l'honneur de nos armes !... - Sans doute, si j'avais été là; mais je ne puis être partout !... Et Clarke, Joseph, où étaient-ils ? Mes deux cents bouches à feu de Vincennes, qu'en a-t-on fait ? Et mes braves Parisiens, pourquoi ne s'est-on pas servi d'eux ? - Nous ne savons rien, Sire ; nous étions seuls et nous avons fait de notre mieux. L'ennemi a perdu douze mille hommes au moins. - Je devais m'y attendre, dit alors Napoléon : Joseph m'a perdu l'Espagne, et il me perd la France. Et Clarke ! J'aurai bien dû en croire ce pauvre Rovigo, qui me disait que Clarke était un lâche, un traître, et de plus un homme incapable. Mais c'est asez se plaindre, il faut réparer le mal ; il en est temps encore. Caulaincourt ! ma voiture..."
Dès le 8 avril, le duc de Feltre envoyait son adhésion au gouvernement provisoire.
Le 4 juin 1814, il fut nommé pair de France par Louis XVIII.
Le 4 mars 1815, il reçut de ce prince le portefeuille de la guerre ; il fit le voyage de Gad.
Rentré en France avec le Roi, il conserva son portefeuille, fut élevé à la dignité de maréchal de France et chargé de licencier l'amée impériale. C'est lui qui institua, peu de temps après, les cours prévôtales.
A Sainte-Hélène, Napoléon rappelant les événements de son règne, plus calme, plus indulgent peut-être qu'en 1814, répondait à quelqu'un qui lui demandait s'il croyait que Clarke lui eut été fidèle :
"Oui, tant que j'ai été le plus fort."
Issu d'une famille noble venue d'Irlande à la suite des Stuarts, Clarke était fort infatué de sa noblesse ; il se faisait faire sans cesse des généalogies, et un jour, il crut avoir découvert qu'il descendait des Plantagenets. C'est à cette occason que Napoléon lui dit : "Vous ne m'aviez pas parlé de vos droits au trône d'Angleterre ; il faut les revendiquer."
Il est juste d'ajouter que cet homme, d'un dévouement si douteux, était un administrateur capable, intègre, laborieux.
Que l'Empereur décide dans sa haute sagesse s'il convient de ranimer, de glorifier un nom auquel se sont attchés de funestes soupçons, ou qui du moins ne s'est pas concilié l'estime publique, quand tant de noms honorables, honorés, à défaut d'enfants mâles pour les perpétuer, sont tombés dans l'oubli.

Signé : Delangle

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