Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
27 décembre 1815

Je te souhaite une bonne année, mon bon fils, mon excellent ami, enfin le trésor de ma vie !
J'ai été consulter Mlle Le Normand qui m'a dit que du 7 mars au 13 d'août, je serai parfaitement heureuse, et d'un bonheur durable. J'ai tout de suite rêvé à ce qui pouvait t'arriver, car aucun bien véritable ne peut être senti par moi, s'il ne passe par toi, mon cher ami.
Du reste, elle avit prédit à nonore qu'elle ferait une chute, et le soir même elle est tombée à la renverse dans ma cour ; comme elle est grosse, il a fallu la soigner, elle en a été plusieurs jours souffrante, mais elle est bien. A moi, elle avait dit qu'il y avait un vol de fait à quelqu'un de ma maison, mais pas à moi ; à quelqu'un véritablement qui est chez vous mais n'est pas à vous. Et voilà que véritablement , le lendemain, un Anglais qui est chez M. Willy a été presqu'assommé dans le coin de la rue de la Madeleine qui va au boulevard, qu'on lui a pris tout ce qu'il avait sur lui, et qu'on l'a rapporté chez moi dans un état pitoyable. Dès que les malheurs prédits sont arrivés, il faut espérer les bonheurs annoncés, ce qui me fâche, c'est que leur époque est toujours plus éloignée que les peines. hélas ! pour nous, on ne parle bonheur qu'en tremblant.
Après toutes ces niaiseries, je te dirai, mon cher ami, que le nettlerash (urticaire) est bien la plus désagréable chose du monde, qu'elle me tient encore, qu'elle rentre, sort, et qu'après s'en croire débarrassée. elle revient avec une nouvelle force, mais c'est comme les rages de dents qu'on ne plaint point parce qu'on n'en meure pas, et comme ici j'en suis quitte pour mettre mon pauvre corps en sang, l'on ne fait qu'en rire.
Papa grille d'avoir le Camoëns de lord Holland, aussi tâche de nous le faire parvenir le plus tôt possible.
Les purs sont désolés que tu sois bien reçu en Angleterre, que tu y trouves appui et consolation. Dis à la duchesse de Bedford que lord William, avec son petit air doux et de ne pas y toucher, lorsque ceux qu'il connaît lui demandent des nouvelles de Woburn, il ne manque jamais de répondre : il y a chez mon père le général F... ! qui est bien aimable, bien estimé, et il varie ton éloge suivant le chagrin qu'il cause.
Du reste, ce Régime, pas plus que l'autre, ne peut se faire à la noble liberté anglaise, on a beaucoup crié au scandale parce que le jour où l'on a appris l'évasion de M. de Lavalette, neuf des plus huppés ont été dîner chez Robert , et devant les garçons du Restaurateur , l'un a porté ce toast : "Au bon voyage de Lavalette !" et l'autre bout de la table a répondu : "A la bonne santé de sa femme !"
De jeunes officiers anglais se sont amusés à acheter tous les boutons à l'aigle qui se trouvaient encore au Palais Royal. La police en a porté des plaintes au colonel Bernard qui commande à Paris et qui a répondu : "Les anglais achètent tout ce qu'ils veulent, pourvu qu'ils payent"

Je suis charmé de te savoir à Holland House. Restes-y jusqu'à ce que tu t'y sentes importun. As-tu vu Lord et Lady Jersey ? C'est encore une maison où l'on sera bon pour toi. Va mettre une carte chez lord Levison Gower et lady Henriette. Pendant le peu de jours qu'ils ont passé ici, ils sont venus chez moi, ont demandé de mes nouvelles et des tiennes avec intérêt. Peut-être en Angleterre ne te verront-ils pas car je les crois ministériels (?) mais, vas-y toujours mettre une carte.
Lord William m'a dit qu'il aimait beaucoup lady Holland, que c'était la meilleure amie qu'il y ait au monde lorsque quelqu'un lui plaisait, enfin une personne de coeur, tout à fait de coeur, et comme elle t'a nommé dans une lettre à Mme de Coigny, mon favori Charles, je la connais trop vraie pour n'avoir pas toute confiance dans sa bonté pour te guider.
Enfin, mon esprit se repose, mon coeur s'appuie sur elle, et sur l'excellent lord Holland pour être la Providence qui remplacera ta pauvre mère.
On a été dans plusieurs maisons chercher ce pauvre L.V. (Lavalette) , on ne l'a trouvé nulle part et l'on croit qu'il est arrivé à Bruxelles en uniforle anglais. M. Willy, qui voit beaucoup de purs m'a raconté qu'il avait dit à l'un d'eux : "Mais qu'avait fait M. de L.V. ? Le Roi était parti, il est aussi innocent qu' aucun - Oui, a répondu l'homme de bien , mais il faut des exemples". Enfin, Willy m'a ajouté , j'étais très Royaliste en arrivant ici mais ces personnes m'ont rendu le plus grand jacobin, pour la France, s'entend.
Une grande et belle Adèle me charge de te dire mille choses, elle prétend que je serai débarrassée de tes chevaux le mois prochain, je n'ose pas m'en flatter , mais elle avait l'air si positive, si sûre de son fait, qu'elle m'en donnait des éblouissements jusqu'à ce que nous soyons débarrassés de toute ton écurie. Je te dirai que j'ai vendu hier le cheval noir 50 louis et dans ce moment où les chevaux sont pour rien, c'est très bien vendu, de l'avis de Gabriel et d'autres. Je remettrai l'argent à papa quand on me l'aura remis, ce qui ne sera qu'après-demain . C'est M. de Montdier (?) qui l'a acheté en demandant beaucoup de tes nouvelles. Belliard, Colbert, ... sont toujours à l'abbaye.
Je n'ai pas de nouvelle de ta cousine. Mme de La Valette est toujours à la Conciergerie.
Adieu, cher enfant, je t'aime de toutes les forces de mon âme et continuerai ma lettre demain.

"Vous êtes bien aimable, mon cher oncle, d'avoir pensé à Nonore . Elle vous aime de tout son coeur et trouve un bien grand plaisir à vous en assurer. Son mari n'a pas de place et son nom et son nom ne fleure pas comme beaume dans le moment ."

Voici le petit bonjour de Nonore . Si véritablement tu croyais que nos tableaux se vendraient, je les ferais tous emballer et te les enverrais ; informe-toi de cela pertinemment, j'y joindrais un petit catalogue.
Je suis charmée que lord Grey soit bien disposé pour toi, c'est un homme très estimé et d'un grand mérite. Mais le plus généralement aimé, c'est lord Holland. Il est si bon et à la longue, la vraie bonté subjugue tous les coeurs. Qui se souvient que Titus a pris Jérusalem ? Qui oubliera qu'il croyait avoir perdu sa journée, le jour où il n'avait pas fait un heureux ? Mais pour le coup, à demain, je te dirai pourtant que je t'aime. C'est mes nouvelles.

retour à la correspondance de Mme de Souza-Flahaut