Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
25 mai 1816

Voilà deux courriers que je suis sans lettre de toi , tandis qu'excepté lundi dernier encore je t'avais écrit la veille par lord W... je n'ai point passé un seul jour de courrier sans t'écrire. Si tu as mal aux yeux, fais-moi dire cela par François, mais tu ne peux imaginer la tristesse que j'éprouve lorsque mardi arrive sans lettre ; c'est un malheur, c'est un accident, c'est une oppression jusqu'à la poste prochaine, mais deux jours de suite, toi surtout venant d'être malade, c'est plus que ma force, je ne demande qu'une ligne mais il me la faut.
Sais-tu ce que je fais à présent ? J'apprends des vers par coeur comme un petit enfant. Je me donne une tâche, je la répète et je suis toute charmée de me retrouver une mémoire de 15 ans. Chercher dans les lettres de Voltaire en vers et prose la lettre 74 à M. Cideville (?) où il y a de jolis vers : Si vous voulez que j'aime encore.
... tu auras ma tâche d'hier matin . Je les ai lus trois fois et je les savais sans faire une faute honteuse de ne pas les avoir sus plus tôt. Je les avais lus grâce à Dieu, mais les savoir, c'est d'aujourd'hui.
Les grandes nouvelles que j'ai à te donner, c'est qu'Auguste devient charmant. L'autre jour, papa lui disait : je t'adore, tu es mon amour, sais-tu combien je t'aime ? - Oui. Moi qui venais de le gronder, je lui ai dit : Et bonne mère, t'aime-t-elle ? - Un peu. Et Sally ? - quelquefois. Et puis il se retourna d'un air si tendre que sa belle âme un jour sera bien heureuse. Il dit en tendant ses petits bras : papa toujours . Papa était près à pleurer comme un enfant, et moi, je maudissais la raison, l'éducation, ma pédanterie. Enfin j'aurai donné tout au monde pour qu'il me dise aussi : bonne mère toujours . Cependant, il faut bien qu'il y ait quelqu'un qu'il respecte. Il aime papa, mais ne lui obéit pas. Si je dis un mot, il cède à l'instant. Hier, je lui ai fait lire une page et demie de son livre à gros caractères, ce qui fait environ 20 lignes ordinaires . Il n'a manqué qu'un mot et il est si content, si heureux quand il a bien fait ! D'ailleurs je lui donne toujours de bonnes raisons . Hier il m'a demandé pourquoi je lui faisais lire plus de lignes que lorsque il était petit ? Je lui ai répondu : parce que je t'ai acheté aujourd'hui un habit et des souliers plus grands, ton esprit est comme ton corps, il doit croître. Cette raison lui a paru excellente et il a contiuné sa leçon baillant de temps en temps.
André est très content. Une nouvelle très secrète qui te fera plaisir, c'est qe la pauvre petite Mme Lefort va épouser Victor Tracy.
Pendant que le démon de la poésie me tient, je m'écrie avec le bon La Fontaine :
Entre la veuve d'une journée
Et la veuve d'une année
La différence est grande.

Mais enfin la pauvre enfant avec sa mère et sa petite fille n'avaient pas de pain et ce que j'admire c'est la famille Tracy ne s'étant jamais alliée qu'aux plus grands noms consentant gaiement à ce que leur fils soit heureux ; ce fils veut se fixer dans une terre, Dieu veuille qu'il y trouve le bonheur.
Le grand Florimont n'attend que le moment où sa femme le rendra père.
Voilà toutes les nouvelles de ma cidevante société. Je vois cependant Florimont, il est toujours dans la ligne droite pour toutes les actions de sa vie.
Papa dit que tu écrives à Breguet, qu'il remette à papa ce qu'il te doit et envoie-moi la lettre. Papa ne t'écrit point parce que le Camoëns prend toutes ses facultés.
Adieu mon cher et bon ami je t'aime de toutes les miennes mais de plus mon sang même s'en mêle comme si tu tenais à ma vie ou plutôt qu'elle tint à toi, car si tu souffres, si tu as des peines, si je n'ai point de lettre je suis malade à mourir. Dis-moi donc si tu as vu Hume. Je n'en ai pas entendu parler depuis son départ.
Lord Hardwick est encore revenu me dire qu'il serait à Londres dans deux mois et qu'il espérait bien te voir chez lui à la ville et à la campagne.
Comment vont les enfants de lady Holland ?

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