Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
29 octobre 1818

Pas de vos nouvelles par le courrier d'hier mes bons amis, et je ne puis m'empêchée d'être inquiète. Dieu veuille que ce ne soit que la paresse de Charles et que ma fille se porte bien. J'espère que vous jouissez du bel automne que nous avons ; jamais on n'a vu un si beau temps, c'est le printemps des poètes, enfin c'est un délice et il y a foule aux Tuileries comme à la sortie des spectacles.
M. de La Fayette a été élu au département de la Sarthe, ce qui déplaira personnellement au Roi qui ne le peut souffrir. On ballotte aujourd'hui Benjamin Constant mais je crois qu'il échouera.
Voici une histoire qu'on raconte quoiqu'on tâche de l'étouffer. C'est pour amuser ma fille que je l'écris mais qu'elle ne nous passe pour cas. Sir Charles Stuart a été si obligeant pour mes lettres que je ne veux point qu'elle soit connue en Albion par nous. On lui insinuait depuis longtemps qu'il ferait bien de demander le portrait du Roi, que S.M. y serait sensible. Lady Elisabeth qui voyait de loin une belle boite entourée de diamants dont elle pouvait faire un collier, était assez d'avis que son mari témoignât ce désir sentimental et si Sir Charles n'a point fait de demande positive, il a du moins laissé entendre que le portrait du Roi lui causerait une grande satisfaction. Quelques jours après, on lui a annoncé que le Roi était sensible à cette preuve de son attachement et que Sa Majesté avait posé déjà deux fois pour que la ressemblance fut plus parfaite. Enfin, il y a quatre jours, six hommes entrent pompeusement dans la cour de l'ambassadeur, portant un grand tableau de six pieds que son Excellence ne savait où placer. Il a fallu donner des pourboires, mais ce n'est pas tout. Le plus apparent de la bande a tiré de sa poche un papier qu'il a présenté à son Excellence, par lequel on lui demandait quatre mille francs, prix bien modéré de ces tableaux et qu'on ne peut refuser à cette faveur inappréciable. Ce sont les Anglais qui racontent cette histoire. Je vous défends, mes enfants, de répéter à qui que ce soit, d'abord parce qu'elle n'est peut-être pas vraie et puis je vous le répète, parce que Sir Charles a été si bien pour nous trois. Que loin de la faire courir, j'ai déjà affirmé qu'elle ne pouvait être que fausse, qu'il n'avait sûrement pas demandé de tableau et que le Roi ne faisait sûrement pas payer sa "portraiture" comme dit Montaigne.
Il m'est arrivé une chose queje ne comprends pas. Le dernier courrier Portugais venant de Londres m'a apporté un Schall noir magnifique avec pour toute adresse et tout renseignement Mme... le paquet, l'ai déployé et y ai trouvé un trou à passer la tête d'un petit enfant. J'imagine que c'est quelqu'une qui veut que je lui fasse raccommoder , mais je ne sais ni qui c'est ni à qui il est. Ce beau Schall m'avait donné dans l'oeil ; en attendant, je le fais bien raccommoder quoique je ne doute pas qu'à la fin il se présentera pour le réclamer, gardez-vous d'en douter.

Le cuisinier que j'avais presque arrêté rechigne pour aller à Edembourgh ; c'est, a-t-il eu l'insolence de dire, comme si je prenais en France une place qui me jetât en province. L'insolent ! J'en cherche un autre.
Mes enfants, je finis comme j'ai commencé par me désoler de n'avoir pas eu de lettres hier, par désirer de pouvoir sauter à pieds joints sur tous ces jours pour être à mardi que l'autre courrier arrivera. Est-ce que vous croyez que j'existe ici ? Pas du tout ; je ne parle et après que par mes espèces de somnambulisme, ma véritable pauvre vie, ma constante pensée est près de la chaise longue de ma fille ; j'y suis toujours, faisant des voeux pour sa santé, pour mon petit enfant. Je vous bénis tous trois dans l'ardeur de mon affection, il est vrai que depuis que tu es né, sans m'en être aperçue, je remarque que je n'ai jamais prié Dieu que pour toi et ce qui t'intéresse.
Mes bons amis, mes chers enfants, je vous aime mille fois plus que moi-même, et je vous embrasse de toute mon âme.

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