Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
lettre rédigée par un ami de Flahaut

30 mars 1818

Mon cher général, Madame votre mère qui est un peu souffrante depuis deux jours veut bien me permettre de la remplacer pour vous raconter tous les ragots et toutes les nouvelles du jour. Je dis la remplacer parce que je n'éprouve pas moins de plaisir qu'elle à causer avec vous car pour ce qui est de la ressemblance de notre style vous ne vous apercevrez que trop qu'elle ne pouvait pas s'adresser plus mal. J'attribue la légère indisposition de Mme de Souza à l'influence du printemps ; le sang la tourmente et je crains qu'elle ait encore besoin de sangsues. Il serait possible cependant qu'un peu d'exercice lui fît le même bien. Nous avons eu depuis un mois le plus mauvais temps possible, mais voici des journées superbes.
(mot de Mme de Souza : Ce n'est pas vrai, c'est un beau temps qui a un mauvais caractère, ce vent du nord me fait un mal horrible et ce soleil n'est que du clinquant. Du reste, je suis mieux.)
M. de Souza a aussi été un peu souffrant, il est mieux maintenant et ce mieux ne pourra que se soutenir tant que le beau temps lui permettra de faire ses exercices accoutumés sans prendre de l'humidité aux pieds et sans recevoir de la pluie. Auguste se fortifie chaque jour davantage. Il travaille bien, il a de l'intelligence, de l'esprit, enfin c'est un charmant enfant.
Nos affaires politiques n'ont pas changé de face depuis quelques jours, on s'occupe toujours du budget et c'est, je crois, pour qu'il soit mieux accueilli que les Ministres parlent souvent du départ des étrangers. Ils devaient faire ces jours derniers une communication importante aux Chambres ; mais cette communication qui, assurait-on était relative à l'évacuation de la France par nos alliés paraît être ajournée ainsi que la loi sur le Concordat. A propos de cette loi, vous avez sans doute appris que M. de Marcellus, membre de la commission chargée de son examen, avait imaginé de la mettre en correspondance avec notre St-Père le pape et de lui rendre compte de tout ce qui se préparait dans la Chambre des députés sur cette importante loi. S.S. sensible au bienveillant intérêt de M. de M. lui a fait remettre un bref très satisfaisant pour lui, mais très fâcheux pour les intérêts de nos évêques, car il est certain que le pape annonce qu'il ne consentira à aucun des changements proposés et que nous n'aurons pas de Concordat. On dit que M. de Richelieu a trouvé le zèle de M. de M. trop ardent, et qu'il lui a dit :" Vous êtes attaché, Monsieur, à toutes les institutions de l'Ancien Régime ! eh bien , si nous avions encore des parlements, vous seriez déjà en jugement"
Vous avez sans doute vu la lettre de M. de Talleyrand sur les Mémoires de M. de Lansur (?) il me semble que ses bons mots valent mieux que sa correspondance. Je ne vois dans tout cela que la moralité de M. de Lansur (?) défendue par M. de Talleyrand. Je préfère ce qu'il nous dit sur la santé du Roi. Puisque nous en sommes sur les bons mots, vous savez sans doute que lorsque la loi de recrutement fut acceptée par les Chambres le Roi dit : Que diront maintenant les oies de frère Philippe ? (les ultras) L'un d'eux qui se trouvait là répondit : Je ne le sais pas, Sire, mais ce que je n'ignore pas c'est que ce sont les oies qui ont sauvé la capitale.
Voici au reste une fable et une chanson faite par ces messieurs :

Le Berger libéral.
Un berger reprenait la garde d'un troupeau
Que les loups avaient mis en fuite
Et pour mieux régler sa conduite
Il usa d'un secret nouveau.
Les chiens, dit-il, ont moins d'expérience
Moins de ruse, d'intelligence
Que tous ces braves loups qu'on dit un peu vaurien
Des chiens, je crois, la race est fort honnête
Mais entre nous, ils manquent de moyens (?)
La fidélité rend si bête
Or donc, prenons des loups pour chiens

Chanson sur M. B. de C.
1- Se demande un gouvernement
V'la c'que c'est que d'être constant
Qu'il soit tour à tour monastique,
Aristocratique
Ou démocratique
Qu'importe j'en serai content
V'la c'que c'est que d'être constant
2- Je fus républicain ardent
V'la c'que ..
Mais sous son pouvoir despotique
L'oppresseur inique
De la République
... mes voeux et mes serments
V'la c'que...
3- Le dix-neuf mars publiquement
V'la c'que...
Sur Bonaparte avec outrance
Je criais vengeance
Mais bientôt la France
Me vit l'benjamin du tyran
V'la c'que...
4- Je trouvai le poste amusant
V'la c'que...
Mais lorsqu'en ce monde où tout passe
Une auguste race
A repris sa place
Je me suis fait indépendant
V'la c'que c'est que d'être constant.

En voici une autre sur les vétérans :
1- Naguère en des temps de douleur
On ... nos vieux services
Et nous cachions nos cicatrices
Fiers témoins de notre valeur
On poursuivait par des injures
Les vainqueurs d'Ulm et d'Iéna
Ils étaient là !
2- Oui, nous étions là pour l'honneur
Non pour un chef, mais pour la France
Toujours armés pour sa défense
Aux jours de gloire ou de malheur
Appui de cette auguste mère
A sa voix notre sang coula
Dans la grandeur, dans la misère,
Nous étions là !
3- Tous les braves ne sont pas morts
Il en reste un débris fidèle
Ce noble Roi qui les rappelle
En verra peu nombreux mais forts
Monument de la vieille armée
Devant qui le monde trembla
Pour soutenir sa renommée
Nous sommes là !
4- Unis pour notre souverain
Faut-il dans un péril extrême
Venger le peuple qui nous aime
Punir l'ennemi qui nous craint
Ah ! de l'homme sa voix chérie
Jamais en vain ne nous parla
Remparts vivants de la patrie
Nous serons là !
5- Cependant au sac nourricier
Nous pendons nos glaives terribles
De l'état citoyens paisibles
Cédons le poste des guerriers
Mais si la France, si la gloire
Disaient : Epées (?) êtes-vous là ?
Répondons par une victoire
Oui, nous voilà !

On a fait aussi deux couplets sur l'intérieur de la chambre de M. le duc Ronan de Chabote (?) dont vous connaissez sans doute le ridicule. Je n'ai pu en avoir qu'un, le soin des femmes voulait nous éprouver.
"Une lyre en fer à toupet
Deux épées pour une poupée
Cat, carcan, coussin, coussinet
Composent mon petit trophée
Du mobilier de mon boudoir
L'objet le plus beau le plus rare
C'est un portrait en habit noir
Avec les armes de Navarre "
En voici un autre pour le menu, mais sur un autre sujet
air : Les bourgeois de Chatin
Sous le bras un bréviaire
Chabot vint en émoi
Melchior le considère
Lui propose un emploi
Ah ! Sire, excusez-moi, mon mérite est fort menu
Parbleu, mon cher, on le sait bien,
Mais peut beaucoup qui ne peut rien
Dans le sérail d'un Prince.

Enfin, mon cher général, je voulais finir par une lettre de M. le Prince de Foix (?) qui est vraiment bien curieuse.
Mais je ne l'ai pas en ce moment, si elle me revient avant de fermer cette lettre, elle y sera jointe et vous en rirez j'espère .
J'aurais bien encore une foule de choses à vous dire mais ce bavardage est bien assez long, et je ne dois pas oublier que c'était une lettre de madame votre mère que vous attendiez.
Adieu, mon cher général, donnez-nous souvent de vos nouvelles et de celles de madame Flahault et tâchez de ne pas oublier que vous n'avez qu'une seule bonne excuse pour retarder le voyage que vous projetez.
Paris, le 30 mars 1818

retour à la correspondance de Mme de Souza-Flahaut