Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
11 janvier 1824

Il faut que je vous raconte un trait charmant d'Auguste et qui m'a rappelé les bons mouvements de coeur de Charles dans son enfance. Le jour de l'an, papa lui a donné le matin 20 francs en or, ce qui lui a fait grand plaisir. Vers deux heures, papa, moi et Auguste nous sommes sortis en voiture pour aller acheter d'autres étrennes pour des enfants. Papa avit le lumbago, e, si je l'ose dire d'un homme si bon, papa avait un peu d'humeur ; il m'a dit qu'il n'y voulait mettre que 10 f . J'ai répondu qu'il en fallait au moins 20. Il a repris qu'il ne le voulait point, j'ai répliqué que c'était nécessaire pour donner quelque chose d'un peu bien. Et nous étions à nous disputer lorsqu'Auguste, avançant un peu son corps pour se mettre entre M. de S... et moi, et n'être pas vu de lui, Auguste, sans tourner le tête vers moi, pose sa main sur mes genoux et y dépose sa pièce de 20 francs. Il y avait dans toute son attitude, dans sa crainte d'être aperçu par M. de S. tant de respect pour lui , et dans le sacrifice de son trésor tant de dévouement pour moi, que j'en ai été touchée jusqu'aux larmes. Nous étions sur les boulevards, arrivés devant le passage du panorama, j'ai fait arrêter la voiture, et j'ai envoyé Auguste avec Louis chercher des pains de la ... qu'il aime beaucoup. Dès qu'il a été parti, j'ai raconté à M. de S. ce qu'il venait de faire et pour aussi en a été si attendri que je l'ai entendu dire entre ses dents : il vaut mieux que nous tous. Vous excusez bien qu'après cela il n'a plus été question de disputer sur les étrennes; pour que tout le monde fut content, j'en ai acheté pour 15 francs. Vous voyez bien aussi qu'en ayant la pièce d'or sur mes genoux, je l'avais à l'instant rendue à Ayguste avec autant de mystère. Depuis je ne lui en ai pas dit un mot. Il est si bon, si simplement bon qu'il n'a pas besoin d'éloge pour se bien conduire, et je ne voudrais que des louanges ne fissent naître un peu de vanité dans une âme si pure ; il serait bien dommage d'y mêler le moindre argument. Enfin, il est excellent, mais léger, étourdi, comme une vraie linote. Si vous êtes contents d'Auguste, mandez-nous seulement que vous l'embrassez, mais ne parlez jamais de ce trait, que papa serait peut-être fâché que je vous eusse mandé, cette pauvre petite dispute ne tenait qu'au lumbago.
M. Brito est venu trois jours de suite me chercher pour me faire des excuses sur le paquet renvoyé. D'après ses explications, je ne le crois pas tout à fait aussi incapable et Manuel qui, entre nous, brouillerait un régiment, a sûrement bien amplifié la chose, cependant, il y en a encore assez plus que je ne demande plus à M. Brito aucun service de ce genre ni d'aucun genre.
Le Prince de Beauveau Père a eu hier une audience particulière du Roi. Il est nommé Pair, ainsi que M. ... ; M. de Turenne, maréchal de camp, ce pauvre duc de Vicence est retombé, et il m'a dit, tout bas, avant hier (pour que sa femme ne l'entendit pas) Je suis plus mal que je n'ai jamais été. Ce sera un noble caractère, du moins sa pauvre mère est bien malheureuse. Brousset ne dit de ce pauvre duc lui a fait mettre deux ... sur l'estomac. On dit que c'est un supplice affreux, mais il a toutes les sortes de courage. Voilà toutes mes nouvelles. Le comte et la comtesse de M... sont ici pour quatre mois et m'ont chargé de mille compliments pour vous. M. et Mme de ...sont aussi arrivés. Elle est fort bien, sans être jolie, lui est très engraissé, l'on voit bien que c'est un coq en pâte ; enfin j'ai contribué à son mariage, ils paraissent heureux, et j'en jouis. Il m'a bien bien prié de le rappeler à votre souvenir.
je vous embrasse tous les cinq de tout mon coeur.

Les petites toussent-elles encore ?
Lord John Russell qui part aujourd'hui pour l'Angletere vous porte une pièce de vers sur le jour de l'An ; elle m'a paru charmante, et comme elle ne se vend point, j'ai pensé que vous ne pourriez point l'avoir et qu'elle vous ferait plaisir. Cependant, il ne faut pas la dédier aux enfants.
Je voudrais avoir, avec un fil, la hauteur des robes d'Emilie et de Clémentine. On fait actuellement de très jolies broderies en laines sur de la mousseline, et je leur broderai chacune une petite robe.
Adieu encore. M. le Roy entrant dans sa 87ème année est plus jeune et plus gai qu'Auguste. Il vous fait mille compliments, ainsi que les Lobau.

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