Lettres d'Adélaïde de Souza à Charles de Flahaut, son fils
(CHAN 565 AP 9)
29 juin 1824

Je viens de passer 20 jours véritablement au supplice. La pauvre petite fille de Mme Linhares qui avait eu 11 heures de convulsions est tombée aussitôt dans un sommeil de mort. Et malgré tous les remèdes (qu'on a commencé trop tard) car M.de Linhares, par excès d'affection pour cette pauvre petite a été 8 jours sans permettre qu'on lui mît de vescicatoire, mais il ne faut pas dire cela car il est trop malheureux aujourd'hui. cependant il est bien sûr qu'il a tué sa fille par excès d'affection.
Enfin cette pauvre petite est morte hier après avoir lutté vingt jours, et la mère me désirait toujours près d'elle parce que je la consolais et quelquefois faisais entendre raison à ce mari qui a le meilleur coeur qui soit au monde, mais pas le sens commun, et qui par-dessus le marché a lu des livres de médecine qui lui ont été bien funestes dans cette occasion. Du reste, peut-être serait-elle morte également, mais Dupuytrain dit q'elle avait de l'eau dans la tête, que cependant si on lui eût mis les vescicatoires plus tôt, on aurait peut-être empêché l'épanchement, mais Dieu le sait, je n'ai de ma vie vu une plus belle et plus jolie petite fille, à son âge de 22 mois, elle entendait parfaitement, et sans jamais se tromper l'italien car sa nourrice était italienne, le portugais et le français. Elle comprenait dans les trois langues tout ce qui était à sa portée. Enfin, elle était charmante ! Mais où vais-je me laisser aller à vous parler de tout cela qui ne vous intéresse pas du tout. C'est que je n'ai pas une autre pensée et que de longtemps cette scène de désolation ne me sortira pas de la tête.
Parlons d'Auguste. C'est éonnant comme il aime la géographie. Hier encore il était le 6ème ce qui le place sur le banc d'honneur, car on donne le samedi les places pour la semaine suivante, et toujours d'après le travail de la semaine qui vient de finir. On en est très content sauf le bavardage qui est incorrigible parce que son esprit est trop vif. Il ira à Nogent aux vacances, avec les petits L'Aubepin et Losterie passer 15 jours avec M. Carbonnel. Je crois que l'air de la campagne lui fera grand bien et il s'en fait une fête dont il tremble de joie.
Je ne suis pas étonnée de l'entêtement de Clementine, parce que vous étiez tout de même, cela passe, ou du moins cela se modifie, il y a beaucoup de ces entêtements dont il faut se moquer, devant elle, sans parler à elle, les enfants comprennent beaucoup plus de choses qu'on ne croit, et si elle sait que d'être entêtée est une vraie sottise, vous la corrigerez plus sûrement que par les batailles. A-t-elle eu bon coeur, vous aime-t-elle, enfin aime-t-elle quelqu'un ? Parlez-moi plus en détail de ce petit caractère qu'il faut corriger doucement. Je suis bien aise que Georgina soit une seconde Emilie car on n'a jamais vu un plus joli enfant, embrassez-les bien toutes trois pour moi.
Il n'y avait qu'une robe pour Mme Muron. Si votre bonne intention avait été d'en donner deux, vous pouvez recommencer ; au plaisir qu'a fait la première, vous pouvez juger de celui que causera la seconde, mais il faut toujours 7 aunes de France, car cette mode de garniture emploie beaucoup d'étoffe.

Nous n'avons aucune nouvelle du Portugal, ni de Louis. Cependant, on assure que Jean VI donnera à son pays la constitution anglaise. Il n'y a qu'un Roi libéral qui puisse vendre les peuples royalistes.
J'ai vu lord Howick et son frère une seule fois, parce que j'étais chez cette pauvre Mme de Linhares ; ils n'ont resté que trois jours à Paris, et sont repartis pour Genève, ils doivent revenir ici au mois d'octobre. Lors Howick me paraît bien faible, il n'entends point le français. Le frère a une jolie figure et paraît plus fort. Ld Howick boîte bien plus que M. Henry Fox. Sa figure est pleine de boutons, et je doute qu'il vive bien longtemps. Dites-moi ce que vous pensez des deux que je voie si mon esprit de divination m'a bien servi.
Je travaille pour vous ma très chère fille et j'espère vous envoyer bientôt un grand et large tabouret pour mettre les pieds de Charles quand il aura la goute. C'est un mal qui va à la dignité d'un seigneur de château.
Je vous embrasse tous les cinq de tout mon coeur. La mort de cette pauvre petite, les scènes de désolation de cette maison ont replongé papa dans sa mélancolie, et m'ont fait bien mal au côté.
Le miroir est arrêté, cela vous est encore bien égal, mais c'est encore une de nos contrariétés. Il faut bien que vous en entendiez parler.
M. Vernet sera très marqué, on dit que cela lui est bien égal, j'en doute, personne n'aime à perdre.
Nous avons ici un temps affreux, l'été est allé voyager en Russie, où il y a 30 degrés de chaleur, tandis qu'hier encore nous avions du feu. M. Fin (?) vient de faire paraître ses mémoires qu'on dit fort curieux, les avez-vous ? Je n'ai pas encore eu le premier.
Donnez-moi l'adresse de Tullyallan. On dit que c'est le plus beau château qu'il y ait en Ecosse, les habitants de Meiklour ont dû bien vous regretter.
Quelqu'un qui tient de très près au château m'a confié sous le secret que M. le duc d'Angoulême avait par-dessus la tête des Royalistes, de l'armée de la foi, et de la Régence de Madrid, je le crois. Du reste, S.A.R. s'est fait très aimé de son armée. Mais je ne serais pas étonnée qu'un beau matin la Régence le priât de se mêler de ses affaires. C'est dans l'orgueil espagnol. Leurs mendiants ne se disent-ils pas gentilhommes en demandant l'aumône. Que dit l'amiral Fleming ?
Adieu encore, je vous embrasse de tout mon coeur.

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