M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 12 décembre 1789 - n° 13 bis
Il m'est impossible, Monseigneur, de changer de principes. C'est encore une suite du malheur qui me poursuit depuis trop longtemps, que d'être obligé de contrarier vos désirs et vos sentiments, moi qui donnerais ma vie pour assurer votre bonheur. Mais je ne peux cesser de penser que vous ne pouvez être décemment qu'où vous êtes ; que votre maintien serait embarrasant et déplacé partout ailleurs, et surtout ici ; que votre voyage compromettrait vous, vos amis, et surtout celle que vous aimez ; que les invitations qui vous ont été faites d'aller à Naples sont insidieuses ; que, loin de pouvoir par cette Cour intéresser l'Espagne, c'est un moyen sûr pour prévenir défavorablement et sans retour la Cour d'Espagne ; qu'il serait impossible que vous ne vous arrêtassiez pas à Parme, à Florence, et que c'est encore un autre inconvénient majeur ; qu'alors c'est un long voyage qui vous laisserait peu de temps pour Rome, qui vous coûterait infiniment cher, parce que votre prétendu incognito n'empêcherait pas que vous ne fissiez partout les présents indispensables pour vous.
Le prétexte de la curiosité n'en peut être un valable dans la positions où vous êtes ; vous seriez déjoué, soyez en sûr, et plus ici que dans aucun lieu du monde. Vous ne pouvez croire combien il y a ici de Français envoyés de Paris tout exprès pour l'époque de votre voyage, et je ne serais pas étonné que votre présence n'y apportât le trouble. Je vous répète que votre existence est la sauvegarde de la famille royale et de la monarchie, et que ces mots renferment vos devoirs . Vous seriez ici à quinze jours des nouvelles de Paris, éloigné des frontières ; l'arrivée des courriers est souvent retardée par les torrents de huit, quinze jours, et quelquefois de trois semaines. Je vous ai déjà à plusieurs reprises détaillé toutes ces raisons, et chaque jour la réflexion me confirme encore plus dans mon opinion que vous devez rester où vous êtes, avoir le maintien de votre position, détruire toute idée de légèreté, inspirer la confiance et l'intérêt, et ne pas prêter au ridicule.
Vous dites qu'il faut que vous soyez sûr qu'au moins au printemps vos amis se rapprocheront de vous. Ah ! Monseigneur, dans les circonstances où nous sommes, qui peut prévoir au juste pour une époque de quatre mois ! Si votre position n'a pas changé d'ici là, il est très-possible qu'une partie de vos amis ne s'accomode pas du climat de Rome, quand les chaleurs viendront, et que cette raison serve de prétexte à un changement de lieu ; alors celui où vous êtes sera préféré ; mais Mme de Polignac et ses enfants resteront ici jusqu'à des temps plus heureux.
Vous me mandez que vos parents sont inquiets, désirent savoir vos projets ; que vous avez préparé un mémoire pour les en instruire, et que vous balancez à le leur envoyer. J'avais prévu cela, et j'ai eu l'honneur de vous écrire que le comte de Nicolaï va en France ; que par lui ou par un autre vous pourriez les instruire. ce moyen vaudrait mieux que des écritures, qui sont à présent bien dangereuses. Mais je pense toujours qu'il est possible et vraisemblable que le Roi et la Reine aient un plan ; vos mouvements, s'ils n'en sont pas instruits, pourraient contrarier, faire manquer la réussite de leurs projets. Votre conscience ne peut être en sûreté qu'autant que vous vous entendrez avec eux ; son aveu, même tacite, augmentera tous vos moyens, et vous ne pouvez rien sans eux, quoi qu'on vous dise. Au reste, je vous répéterai que je me trouve fort au-dessous des circonstances ; que je vous ai fait une peinture fidèle de mon caractère dans deux de mes lettres, et que, d'après ce sentiment de mon insuffisance, j'ose à peine risquer une réflexion et encore moins tenir à mon avis.
Le cadinal s'en tient toujours à me dire que, quelle que soit la vivacité de son inclination pour vous, il ne peut écouter que son devoir strict, et qu'il est ministre du Roi. Il ne sort pas de cette ligne, et il m'est impossible d'en tirer autre chose. Tout changerait, si vous aviez une autorisation. Mais il s'explique clairement avec moi sur l'objet de votre voyage, qu'il désapprouve absolument et qu'il regarde par tous les côtés comme la plus fausse démarche qui vous puissiez faire.
Je vais à présent vous parler de mes amis. Mme de Polignac a eu une violente attaque de coliques avec de la fièvre, qui m'a fort inquiété pendant deux jours. Elle en est quitte, à la faiblesse près. Elle a été si fort évacuée qu'elle est comme en sortant d'une grande maladie. Armand est entièrement rétabli, et le plus incommodé de tous, c'est moi. J'ai continuellement des douleurs d'estomac et d'entrailles, qui me font cruellement souffrir et m'affaiblissent beaucoup. Je compte aller sous un mois à Naples ; le changement d'air et le mouvement me feront peut-être du bien. Mais le diable est que mes pensées me suivront partout ; je ne sais quoi me dit que les premières nouvelles seront fort intéressantes, et mes pressentiments ne sont pas de couleur de rose. J'attends l'arrivée du courrier avec une impatience et une agitation extrêmes.
La comtesse Diane est ici depuis avant-hier ; elle est aussi un peu souffrante. Mme de Vaudreuil et Mme de Polastron, les plus délicates de notre colonie, sont celles qui se trouvent le mieux de l'air de Rome. Je suis celui qui s'en trouve le plus mal ; je ne dors ni ne digère ; je souffre, et les vapeurs s'en mêlent ; c'est de tous les maux le plus dangereux pour moi.
Adieu, Monseigneur, je m'y suis pris un peu tard pour le courrier, et l'heure m'oblige de finir, en vous renouvelant tendresse, dévouement et respect jusqu'au terme de ma vie.
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