M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 12 novembre 1789
- n° 8

Je reçois, Monseigneur, aujourd'hui 12 novembre, votre lettre datée du 28 octobre, le courrier ayant été, ainsi que celui de France, retardé par des torrents. Les lettres de Paris et celles de Turin sont pour cette raison arrivées en même temps.
Vous avez vu par ma lettre écrite de Parme, dont vous m'accusez la réception, et par celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire samedi 7 novembre, que le résultat de mes réflexions sur la position des affaires est que c'est du temps seul et des provinces qu'il faut attendre du remède à nos maux. Toute influence étrangère ne ferait que réunir la nation entière et augmenter encore cette opinion de liberté, ce goût d'indépendance qui ne sont que trop généralement établis d'un bout à l'autre du royaume. Il peut y avoir eu des conspirateurs payant et excitant la multitude ; mais il faut convenir en même temps que bien des gens non payés ont adopté ce système, et que la philosophie moderne ne prêche pas d'autre morale depuis vingt ans. Les fautes du Gouvernement ont accrédité ces principes en augmentant les murmures, et il faut beaucoup de temps et de nouveaux malheurs pour ramener des fous égarés à l'autorité légitime. D'ailleurs je suis épouvanté des dangers que courraient le Roi et la famille royale, prisonniers dans la capitale, si les puissances étrangères, à votre instigation, se mêlaient de nos affaires intérieures. En outre, je ne crois pas que nos alliés s'y déterminassent sans y être invités par le Roi lui-même. Quant aux puissances rivales ou ennemies de la France, il serait bien dangereux, et il paraîtrait criminel de s'adresser à elles.
Voilà ce que j'ai eu l'honneur de vous mander de Gummelingen, de Parme et d'ici. Quoique j'ai été ébranlé à Turin par la réunion de plusieurs avis contraires à ce plan de sagesse et de patience, j'y suis revenu dès que j'ai été livré à mes seules pensées, et je me suis hâté de vous écrire en conséquence dès que j'ai été à Parme. Sans m'ouvrir entièrement ici à une personne dont l'esprit, la connaissance des hommes, l'expérience et la droiture sont connus, j'ai vu clairement qu'elle pense comme moi, et cela m'a confirmé dans mon opinion. Cet homme connaît à fond ce qui peut mouvoir nos alliés, et il est bien convaincu que toute démarche qui ne serait pas avouée par le Roi et concertée avec le Roi serait inutile et dangereuse. Ne vous jetez donc pas, je vous en spplie, Monseigneur, à travers des périls bien grands pour vous, pour tout ce qui tient à vous, et plus grands encore pour le Roi votre frère, et sa famille prisonnière dans Paris ! Soyez prêt à tout, mais ne précipitez rien. Laissez l'expérience du malheur ramener aux vrais principes, et ne confirmez pas une conduite imprudente ce que la calomnie a inventé et débité contre vous.
Le départ de M. le duc d'Orléans, les soupçons qu'on a contre lui, les réclamations de plusieurs provinces commencent à dessiller les yeux et à montrer le précipice ouvert sous les pas des malheureux Français. Vous arrêteriez ce premier et salutaure effet, si vous vouliez former un parti, et, quoique assurément vos intentions soient bien pures, vous seriez pour la seconde fois accusé d'une conspiration, et on ne penserait plus aux véritables conspirateurs et perturbateurs du repos public ; c'est contre vous seul que toutes les opinions se réuniraient.
Vous mandez à Mme de Polignac que vous viendrez à Rome vers Noël. An nom de Dieu, Monseigneur, ne suivez pas ce détestable projet. J'ai eu l'honneur de vous mander, et je vous répète encore que Rome est le lieu que vous devez le plus éviter. Vous y seriez indécemment et peu sûrement. Tous les écrits ont infesté cette ancienne capitale du monde, et l'ont très-défavorablement prévenue contre vous. On y est entouré d'espions et d'écrivains. Croyez-en votre plus fidèle serviteur, et soumettez-vous aux circonstances, puisque vous avez le malheur d'être né prince. Je vous dois franchise et vérité, et je m'acquitte de ce devoir pour prévenir et conjurer les dangers qui vous menacent ; mais, s'ils arrivent, soyez bien sûr que je ne saurai m'y précipiter avec vous.
Les brochures en faveur de la bonne cause commencent à circuler. J'en ai vu une intitulée : Discours d'un membre de l'Assemblée Nationale à ses co-députés. Cet ouvrage est bien écrit et dans les vrais principes. J'ai lu aussi le discours des ministres du Roi à l'Assemblée Nationale relativement à la responsabilité qu'elle exigeait d'eux sur l'objet des subsistances de Paris ; j'ai été très-satisfait de ce discours, plein d'énergie, de noblesse, de raison, et de sarcasmes contre les décisions et les décrets de cet aréopage. J'ai été étonné que les ministres osassent parler d'un ton aussi ferme, et cela me fait croire que l'Assemblée perd enfin de son crédit, puisqu'on commence à se rallier à l'autorité légitime. Il ne faut pas arrêter cette bonne disposition par des démarches, dont les conspirateurs sauraient habilement profiter. Ils feraient tourner contre vous, contre le plus pur et le plus loyal des princes, cette haine qui commence à s'allumer contre eux. Déjà on répand dans Paris et dans les provinces de fausses nouvelles pour irriter contre vous. On nous mande que le bruit court que vous allez entrer en France avec une armée que vous fournit le roi de Sardaigne ; d'autres disent que c'est avec une armée espagnole que vous allez arriver en Béarn ; et ces bruits seraient bientôt accrédités, si vous y donniez le moindre prétexte. Ne venez donc point à Rome, et n'allez point à Naples, je vous en conjure. Restez où vous êtes, et attendez des événements qui, avec de la sagesse et de la patience, naîtront du désordre même. Croyez qu'il n'est aucun lieu sur la terre où vous seriez plus mal qu'ici ; j'en ai la conviction positive, depuis que j'y suis arrivé.
Adressez-moi, je vous en supplie, vos lettres désormais sous l'enveloppe du cardinal, et numérotez-les. Dès que Mme de Vaudreuil m'aura remis la lettre dont vous l'aurez chargée pour moi, j'aurai l'honneur d'y répondre avec ma conscience.
Le temps a été horrible pour nos voyageuses ; mais il est plus beau depuis deux jours, et j'espère qu'il se soutiendra.
Adieu, Monseigneur, croyez autant à ma tendresse et à mon dévouement qu'à mon respect pour vous.

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