M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 13 décembre 1789
- n° 13

Ah ! Monseigneur, que je suis malheurreux depuis trois semaines ! J'ai toujours eu mon coeur en opposition avec ma raison dans tous les conseils que je vous ai donnés. Il y a même dans les lettres que je vous ai écrites un ton sec et sévère auquel je m'étais condamné avec projet ; car, si je m'étais laissé attendrir un moment, si je m'étais permis une seule phrase trop sensible, j'aurais été vite gagné par mon coeur, et ma trop faible raison aurait disparu. Qu'il m'en a donc coûté pour vous contrarier ! Ah ! c'est le plus grand effort dont j'aie jamais été capable ! Mais mon devoir, mon attachement même m'en faisaient la loi. J'aurais trop gémi de vous voir dans un autre lieu que celui que la décence vous a indiqué, et d'avoir des alarmes continuelles qui n'eussent été que trop fondées. Croyez que vos ennemis vous attendaient hors de Turin, et qu'ils sentent trop combien votre existence déjoue leurs infâmes projets pour que vous puissiez vous livrer, sans un but utile et glorieux, à leur criminelle fureur. Je vous répète que votre existence est la sauvegarde de la famille royale et de la monarchie, et que ces mots renferment tous vos devoirs.
Votre trop sensible amie est bien affligée ; mais soyez sûr que votre traversée de l'Italie entière, que les dangers de votre séjour hors de Turin l'auraient tellement tourmentée qu'elle aurait mal joui du bonheur de vous voir, et que ses craintes auraient surpassé et empoisonné ses jouissances. Le parti sage que vous prenez déconcertera vos ennemis et ceux de la France. Vous y gagnerez de redoubler la confiance et l'intérêt que votre imprudent voyage aurait refroidis ; et c'est le moment de parler surtout à l'opinion qui, depuis ces temps malheureux, est plus que jamais la reine du monde. Mais c'est à l'amour et à l'amitié à vous dédommager des sacrifices que vous leur faites, ainsi qu'à l'honneur. Croyez que vous êtes bien tendrement aimé. A présent que je ne risque rien à me livrer aux tendres mouvements de mon coeur, j'ai besoin de me soulager, en vous disant combien je vous aime, combien j'ai été malheureux en vous contrariant, et combien ma santé a été altérée par ces rudes combats.
Nous nous occuperons des moyens de vous payer de vos sacrifices, et vous verrez par ma dernière lettre, partie deux heures avant l'arrivée de votre courrier, que j'avais de moi-même songé aux moyens ultérieurs de rapprocher de vous, au printemps, une partie de vos amis, si les circonstances ne changent pas. Pour Mme de Polignac, son mari et ses enfants, je crois qu'il sera impossible qu'il se déplacent ; elle est obligée de se conformer à ce qu'on lui a prescrit et aussi au calcul de sa fortune incertaine, ayant une famille aussi nombreuse, et tout déplacement étant ruineux. Mais pour les autres, les prétextes de santé sont suffisants, et Rome est très malsaine quand les chaleurs arrivent. Il sera parfait que Mme du Poulpry vienne à Turin. Pour Mme de Piennes, je crois qu'elle viendra par Marseille droit à Rome ; mais elle n'y viendra pas pour nous raccomoder (comme la comtesse Diane nous a dit qu'on vous l'avait mandé) avec M. Necker et M. de La Fayette ; nous ne pouvons être amis que des vrais serviteurs du Roi, et jusqu'à présent ils en ont été les plus dangereux ennemis.
Vous avez mal interprété ce que je vous ai mandé relativement à mes amis. Je vous ai peint leur position, leurs devoirs, la fifférence qu'il y avait de votre position et de vos devoirs avec les leurs ; et j'ai résumé en vous disant que cela devait même vous servir de mesure dans les ouvertures que vous leur feriez. Vous en concluez qu'ils se refusent donc à votre confiance. Ce n'est pas cela que j'ai voulu dire, ni ce qu'ils entendent. Ils vous aiment trop pour ne pas attacher le plus grand prix à votre confiance, et ils la méritent ; mais j'ai dû vous faire faire avec franchise une réflexion qui vous marque le point où vous devez vous arrêter et pour vous et pour eux. Soyez convaincu qu'ils vous aiment de tout leur coeur, et qu'ils ne cesseront jamais de vous aimer ; mais ils ont une position publique qui commande leur conduite.
Je viens à présent à un article bien essentiel de votre lettre dernière. On m'a communiqué l'extrait dont vous me parlez, et il est très-bon ; mais je ne crois pas que vous puissiez risquer des écritures, qui produiraient un terrible effet et amèneraient bien des dangers, si elles étaient interceptées, ou si la faiblesse ou les circonstances forçaient à en faire un mauvais usage et à les communiquer à tel ou tel ministre. Vous compromettriez tous ceux qui se sont attachés de bonne foi à votre sort et à celui de la monarchie, et vous perdriez tous les moyens de servir la bonne cause ; mais je crois en même temps que vous ne pouvez vous dispenser d'obtenir ou de chercher à obtenir un aveu, qui cependant ne peut être que tacite, et que pour cela il faut charger quelqu'un de bien intelligent et bien sûr de rendre verbalement compte de ce que vous lui confierez, et qui ensuite viendra vous rapporter une réponse verbale, ou vous la fera passer écrite d'une manière sûre et convenue. Je vous ai même déjà indiqué le comte de Nicolaï, qui n'est point suspect à vos ennemis ; il me paraît propre à cette importante commission. Mais, soit par lui, soit par un autre, il me paraît que ce n'est que verbalement et avec mesure que vous devez vous ouvrir.
On peut dire de votre part que les provinces commencent à s'adresser à vous ; que vous êtes très-décidé à ne rien précipiter, à ne rien risquer, mais à profiter avec sagesse et prudence des dispositions de tous les sujets fidèles, dont le nombre s'accroît tous les jours ; que votre intention est de faire, lorsque le temps en sera venu, un manifeste de votre conduite passée, présente et à venir. On peut dire de votre part que vous avez voulu sonder les dispositions de l'Empereur et de l'Espagne sans rien compromettre ; que le roi de Sardaigne est votre guide dans vos démarches, que c'est la Cour de Turin qui, par sa position et ses dispositions et sa sagesse, doit être le centre où toutes les démarches intérieures et extérieures doivent aboutir ; que vous désirez être tacitement autorisé, mais que vous sentez en même temps que la position du Roi le force à avoir l'air de désapprouver tout haut ce que vous pourriez entreprendre, et qu'il vous suffit de savoir qu'intérieurement il vous approuve et rend justice à la pureté de vos intentions et à la sagesse de vos moyens. On peut dire de votre part que vous désireriez pouvoir trouver dans les ministres du Roi près les Cours étrangères, des moyens et des conseils dans ces délicates circonstances ; mais que, sans l'aveu du Roi, ils se tiendront dans les règles strictes du devoir et d'un silence absolu.
Ne nommez personne de ceux que vous employez, parce que l'honneur et leur sûreté vous en prescrivent la loi.
Voilà en gros l'instruction que vous pouvez donner à celui que vous chargerez de parler. C'est à lui à suppléer au reste par la chaleur et les moyens de persuasion, mais point d'écrit, cela serait trop dangereux.
Il est possible que le Roi et surtout la Reine aient un plan, et il ne faut pas le croiser. Il faut au contraire tâcher d'en être instruit et le seconder. Voilà ce que mes très faibles lumières me fournissent ; votre bon esprit vous donnera ce qui me manque de moyens.
Avec une autorisation, même tacite, vous marcherez à votre aise, tranquille au fond de votre coeur, et vos moyens doubleront. Sans cela, votre intérieur sera agité, inquiet, mobile, et vos pas seront incertains. Le Roi, la Reine paraissent craindre votre vivacité, et que les princes, companons inséparables de votre destinée, ne vous animent trop et ne vous poussent à des démarches imprudentes et dangereuses pour la famille royale qui est en ôtage. Voilà l'opinion qu'il faut détruire, et il faut leur inspirer confiance en votre sagesse et, en même temps, leur faire sentir que vous êtes la sauvegarde de Leurs Majestés, étant absent, en liberté et en sûreté.
Mais, malgré l'opinion que vous avez qu'on respectera les jours du Roi et de la Reine, de M. le Dauphin et enfin de toute votre auguste famille, par la crainte qu'on aurait de votre vengeance, prenez garde de faire un faux calcul. Qui peut prévoir où la fureur et l'aveuglement peuvent conduire des scélérats ? Songez que, s'il arrivait un aussi épouvantable malheur, on en jetterait sur vous toute la faute, et que, quelque pures que soient vos intentions, on répandrait, on persuaderait que l'ambition vous a rendu criminel ; et dès lors l'opinion exercerait contre vous tout son despotique empire, et le plus loyal, le plus pur des princes serait dénoncé à son siècle et aux siècles à venir comme un coupable ambitieux. Ce tableau est effrayant et vrai dans toutes ses parties, je ne puis vous le cacher. Dans le premier moment où nous apprîmes la captivité du Roi, les projets de vengeance ont dû être les premiers, les seuls à se présenter ; mais la réflexion amène d'autres opinions, et voilà ce que j'ai éprouvé dès que j'ai été livré à mes seules pensées. Je me suis hâté de vous en faire part avec ma franchise ordinaire, et depuis que je n'ai pas varié dans ce que je me suis permis de vous mander.
Je vous ai parlé avec la même franchise de l'insuffisance de mes lumières dans d'aussi graves circonstances et de la position particulière de mes amis, pour lesquels je dois calculer, et que l'opinion ne sépare jamais de moi. Si j'étais isolé, Dieu m'est témoin que je ne ferais pour mon compte personnel aucun calcul ; je serais où vous êtes, et point ailleurs ; tout ce q'il y aurait de difficile et de dangereux, je voudrais l'entreprendre, en courir tous les risques ; j'irais, déguisé, voir moi-même la position des choses au milieu de Pais, sonder les intentions du Roi, de ceux qui lui sont fidèles, et je reviendrais ensuite vers vous, à mon unique but. Mais puis-je oublier la position particulière de mon amie, qui doit être tout entière au Roi, à la Reine, sa bienfaitrice et son amie ? Dois-je oublier que l'opinion ne sépare jamais mes pensées, mes démarches, de celles de mes amis ? Je m'en rapporte à votre loyauté.
J'ai remis au bonhomme la lettre de M. l'abbé Marie. Il y répond en ministre, et, dans le fait, il ne peut répondre autrement. Il ne s'ouvre pas à moi ; mais je suis convaincu qu'on lui a fait des ouvertures ; au reste ce que j'en dis est absolument par conjecture.
Revenons à votre amie. Croyez que je m'en occuperai à tous les moments, et de son bonheur et de sa santé, et d'entretenir l'union. Je l'aime comme ma soeur ; et je l'aime pour elle, et pour vous, et pour moi. Rapportez-vous en à mon coeur et à mes soins. Il m'est si doux de vous prouver combien je vous suis dévoué, et que je vivrai et mourrai le plus fidèle de vos serviteurs et le plus tendre de vos amis.
Je joins ici une lettre pour M. l'abbé Marie et une pour vous de Mme de Polignac, et une autre du duc de Polignac.

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