M. de Vaudreuil à lady Elisabeth Foster
Berne, 16 août 1789

J'ai reçu, en arrivant ici, aimable milady, votre lettre pleine de bonté et de sensibilité. Mes amis en ont partagé avec moi la reconnaissance, et me chargent de vous la témoigner. Je les ai trouvés tous bien portant, bien courageux, supportant leurs revers avec la force et le calme que donne la bonne conscience. Me voilà réuni à eux, et rien au monde ne peut plus m'en séparer ; on n'est pas deux fois en sa vie capable d'un sacrifice tel que celui que j'ai fait en les quittant à Versailles, pour suivre M. le comte d'Artois. Ce qui m'y avait déterminé, c'est que je croyais les dangers de M. le comte d'Artois sur la route plus grands que les leurs ; je ne pouvais pas croire que la fureur populaire pût se diriger contre des femmes, dont la beauté et la bonté devaient être la sauvegarde. J'ai frémi en apprenant leurs périls, et je me suis bien reproché de les avoir quittées. Cela ne m'arrivera plus.
M. le comte d'Artois va aller à Turin, et moi je reste ici à partager, à adoucir le sort de mes dignes et tendres amis. Nous attendrons ici avec résignation la suite des événements, sûrs de l'estime des honnêtes gens et méprisant les cris et les calomnies de la canaille, ameutée contre tous ceux qui sont restés fidèles à l'honneur et à leurs devoirs.
Nous sommes à une lieue de Berne, sans une fort jolie campagne que mes amis ont louée ; l'air y est pur, la vue admirable ; nous voyons de nos fenêtres des prairies riantes, des bois variés, et, pour le fond du tableau, les glaciers. Les habitants du pays sont bons et hospitaliers. Nous y serions très heureux si nous pouvions oublier les maux de notre patrie et l'injustice des hommes ; mais je vous avoue que ces cruelles pensées nous poursuivent. Le temps seul peut réparer les malheurs dont nous gémissons ; et la philosophie, le courage et l'amitié nous donneront la force nécessaire pour attendre cette heureuse époque.
Mme de Polignas a ici ses quatre enfants, son mari, ses deux belles-soeurs et son ami, et le calme d'une âme pure ; voilà notre position et nos ressources précieuses.
Donnez-nous de vos nouvelles et de celles de la duchesse, à Berne, en Suisse, poste restante. Vous ajouterez à nos consolations.
Recevez l'hommage de mon respect et de ma tendre amitié, et faites-le agréer à votre aimable amie.

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