M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Berne, 16 septembre 1789

Je vous avais écrit une longue lettre, Monseigneur, que j'espérais vous faire remettre par La Grèze ; mais nous apprenons qu'il y a peu de sûreté par les montagnes de la Savoie, et qu'elles sont infestées de brigands venus des frontières ; en conséquence mes amis ont fait rebrousser chemin à leurs enfants, qui iront en Italie par le Tyrol. Je vais donc jeter ma lettre au feu, et j'y ai regret ; je n'oserais vous l'envoyer par la poste.
Quelqu'un de nous a enfin reçu de vos nouvelles d'Insprück, et cela m'a soulagé d'un grand poids. J'étais inquiet, je ne sais pourquoi ; mais, quand on aime bien, un songe, un rien, tout nous fait peur. Ce vers est du bon La Fontaine, et je l'aurais fait pour vous, s'il ne m'avait pas prévenu.
Les nouvelles que nous recevons aujourd'hui de Versailles sont affreuses. La séance de l'Assemblée Nationale du 10 a été très orageuse, et elle s'est terminée par la décision que les Etats-Généraux seront permanents, et que le Roi n'aura pas même le Veto suspensif. L'état actuel du Roi est l'équivalent d'une abdication. Voilà ce qu'ont produit sur l'Assemblée Nationale les menaces de Paris.
Voici l'extrait d'une lettre de Montbéliard : "Notre prince vient de recevoir par un courrier de Berlin la nouvelle que le roi de Prusse avait chargé son ministre à la Cour de France de s'informer près des Etats-Généraux sous quelle vue ils prétendaient abolir les dîmes et autres droits seigneuriaux dans les provinces d'Alsace et de Lorraine, et de déclarer que lui, roi de Prusse, comme garant du traité de Westphalie, ne pouvait voir cela d'un oeil indifférent ; qu'ainsi il prétendait que les princes étrangers y possessionnés seraient maintenus dans leurs droits et franchises que le traité accorde." Ceci est un autre genre de nouvelles qui peut donner à penser. Il paraît certain que la ligue germanique est fort en mouvement relativement aux troubles de la France, et que tous les souverains de l'Europe sont intéressés à se réunir pour empêcher que la fermentation ne se propage.
Je suis bien impatient d'apprendre comment vous avez été reçu à Turin, et quelles sont les pensées de cette Cour sur ce qui arrive en France ; mais c'est surtout l'Espagne qui doit avoir les yeux bien ouverts sur ces étranges événements. J'apprends que Roger Damas va incessamment revenir. J'en conclus que Nassau reviendra aussi, et je ne doute pas que son attachement pour vous ne le mène où vous êtes, dès qu'il en sera instruit. Il s'agit donc de l'instruire le plus promptement possible. Il ne pourra rester longtemps avec vous, puisque son service le ramène en Espagne. Méditez sur cela.
Je n'ai pas encore reçu de nouvelles de Rome, et je les attends avec impatience.
On continue plus que jamais à Paris le noble moyen des libelles. Il nous en es parvenu un, épouvantable pour le style et les horreurs qu'il contient ; la Reine et vous, vous n'y êtes pas épargnés, ni nous non plus.
Mme de Polastron a été un peu incommodée pour avoir pris mal à propos une médecine ; elle a eu deux jours de fièvre ; mais elle en est quitte, et elle a pris aujourd'hui un doux remède qui lui a fait grand bien.
Nos amis vous avaient tous écrit par La Grèze ; mais ils jettent leurs lettres a feu, et peut-être n'auront-ils pas le temps d'écrire par ce courrier.
J'ai reçu une lettre de Sérent, datée de Schaffouse, du 12 septembre ; il arrivera à Turin presque aussitôt que ma lettre. Vos enfants jouissaient de la meilleure santé. Je suis enchanté qu'il soit bientôt ; celui-là vous est bien attaché, et n'est capable que de bons conseils.
Nous apprenons que Mme de Balbi va passer l'hiver en Angleterre, à Richmond, avec Mme de Boufflers, et que le duc de Luxembourg en revient pour aller passer l'hiver en Italie.
On vient de nous dire que le roi de Prusse fait marcher des troupes à Liège pour corriger les mutins ; c'est bien près de nos frontières.
Ah ! Monseigneur, que ne puis-je être double ! Je serais tout entier à Turin et ici ! Mais souvenez-vous qu'un mot me suffit, et que je suis le plus tendre et le plus dévoué de vos serviteurs.

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