M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Berne, 17 septembre 1789

Nous venons de recevoir une lettre d'Edouard Dillon ; il nous mande que le roi de Sardaigne vous attend avec une impatience vraiment paternelle, et que tous ses enfants et Mme la princesse de Piémont vous attendent avec un amour fraternel. Je reconnais bien à ces nobles et tendres mouvements les vertus de cette Cour. Vous y serez aimé, consolé ; et le plus cher de tous mes voeux sera rempli. Je n'ose vous supplier, Monseigneur, de mettre mes hommages et mon profond respect aux pieds de Madame la princesse de Piémont qui, à mon passage à Turin, daigna me recevoir avec cette bonté qui la caractérise ; mais, présenté par vous, cet hommage sera reçu, et ce me sera une faveur honorable. Vous avez de bien adorables soeurs, et sûrement vous en sentez bien le prix. C'est un genre de sentiment bien doux que celui de la fraternité, quand on s'y livre avec abandon. C'est une ressource assurée pour toutes les circonstances de la vie, et les épanchements du coeur entre frères et soeurs sont d'un charme inexprimable ; les intérêts sont presque toujours les mêmes, la gloire des uns fait la gloire des autres ; même sang les anime, et une tendre union entre frères et soeurs les honore tous. Voyez toutes les marques de tendresse que vous avez reçues de Mme Elisabeth, depuis vos malheurs ; on voit que la vertu approuve toutes les impulsions de son âme, quand elle s'abandonne à sa tendresse pour vous ; et que cette âme aimante est enchantée de trouver à la fois son devoir réuni au charme d'aimer son frère. Telle sera pour vous, Mme la princesse de Piémont ; ses vertus et sa sensibilité vous en sont garants. Rappelez-vous, Monseigneur, ce que ma tendre amitié pour vous m'a inspiré cent fois de vous dire ; que je vous répétais sans cesse, que vous ne saviez pas assez jouir du bonheur d'avoir une soeur comme Mme Elisabeth. Le malheur a été pour vous une leçon plus sûre que les conseils d'un ami, et j'ai été témoin combien vous jouissiez depuis votre départ de Versailles des procédés touchants et de la tendresse de cette soeur adorable. Je voudrais qu'elle vous rejoignît, et qu'elle fût dehors de cette horrible bagarre. Méditez sur mon éloge de l'amitié fraternelle, et votre coeur en saisira les précieux avantages, et en goûtera les divines ressources.
Le jeune Châlons vient d'arriver ; il a traversé toute la Lorraine allemande et toute l'Alsace ; il nous assure que les milices bourgeoises y sont très-bien composées et ont réduit les brigands qui voulaient y porter le désordre. Il ajoute que les deux provinces sont très-mécontentes de l'Assemblée Nationale et des prétentions de la ville de Paris ; qu'elles attendent avec impatience la dissolution de l'Assemblée, et qu'elles sauront bien arrêter l'ambition de la municipalité de la capitale.
Il est arrivé dans toutes les garnisons un ordre du Roi de donner des semestres cette année et les congés absolus de tous soldats qui ont fait leur engagement, et, pour les régiments d'infanterie, de ne recruter que des hommes de cinq pieds six à sept pouces ; quant aux régiments de cavalerie, l'ordre leur est donné de ne point faire de remontes cette année. Défense est faite aux régiments étrangers d'engager des déserteurs. Quel est le but de cette ordonnace ? Vraisemblablement de diminuer de beaucoup le nombre des troupes pour tirer parti des troupes et milices nationales et bourgeoises. D'où part cet ordre ? Est-ce réellement de la volonté du Roi et du plan de son ministre de la guerre, ou un décret instigué par le ville de Paris et prononcé par l'Assemblée Nationale ? Voilà ce que j'ignore, et ce que le temps nous apprendra.
Je viens de recevoir une lettre du cardinal de Bernis ; il me mande que, ruiné par la suppression des dîmes et des annates, il allait fermer sa porte, quand il a appris que vous et M. le prince de Condé vous comptiez aller à Rome. En conséquence, il se prépare à recevoir avec amour, respect et magnificence le frère de son Roi et les princes de son sang, surtout monseigneur le comte d'Artois, qui lui a marqué bonté et qu'il honore et chérit. Voilà parler en noble et digne Français. Oh ! il en reste encore de cette trempe ; du moins je l'espère, ou je mourrai de douleur, en formant des voeux pour mon cher prince.

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