M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 19 décembre 1789
- n° 14

Que votre lettre m'a affligé et attendri, Monseigneur ! La peinture de ce que vous souffrez a déchiré mon âme, et les expressions de votre amitié m'ont pénétré d'un sentiment de reconnaissance, de tendresse impossible à exprimer aussi vivement que je l'éprouve. Ne soyez pas injuste envers mes amis, en croyant un seul moment qu'ils puissent jamais consentir à s'éloigner de vous, à rompre des liens auxquels ils attachent tant de prix, et à renoncer à un sentiment qui est devenu un devoir et un besoin pour leurs coeurs. Mon coeur vous est garant des leurs, et je me flatte que cette garantie est la plus sûre pour vous.
N'a-t-on pas aussi publié à Paris que j'étais brouillé avec vous ? Le chevalier de Coigny me l'a mandé, mais qu'il rompait tous les jours des lances pour soutenir le contraire, et qu'il attendait avec impatience ma réponse. Je vous envoie la copie de la lettre que je lui ai écrite par le dernier courrier ; c'est une profession de foi que je le prie de répandre, et que je signerais de mon sang. Ah ! que les bourreaux qui prononcent de pareilles impiétés sont indignes de juger votre âme et la mienne ! C'est à la vie et à la mort que nous nous aimons. Si le sentiment de mon insuffisance en des conjonctures aussi délicates m'empêche de vous conseiller, je saurai toujours vous suivre.
Je suis bien aise que votre courrier soit parti de bon matin lundi ; sans cela, vous auriez eu des inquiétudes qu'il est heureux de vous avoir épargnées. Votre amie a eu un mouvement de bile, avec un grand mal de tête et de la fièvre, qui, dans le premier moment, m'avait fort troublé ; mais tout cela a cédé à de légers remèdes ; elle a été bien purgée, et toutes ces évacuations lui ont évité une maladie et assureront pour longtemps sa santé. Vous me recommandez de la soutenir, de l'encourager ; et sûrement j'y emploierai soins, tendresse et zèle ; mais il faut que vous me secondiez. Si vos lettres sont aussi déchirantes que celle que j'ai reçue de vous, vous la ferez succomber à l'impression qu'elle en éprouvera. Tenez votre âme à deux mains en lui écrivant ; dites-lui que vous aurez un jour le prix de vos sacrifices, et que vous ne les faites que pour assurer votre gloire et votre mutuel bonheur. Demandez-lui des forces, au lieu d'affaiblir les siennes.
Ce que vous me mandez du conseil qui vous a été donné d'aller voyager en Italie m'a confondu. Vous êtes libre à Turin et en sûreté, Monseigneur ; vous cesseriez d'être libre à Naples, et voilà ce que surtout vous devez éviter. Le cardinal Ersan, qui est ici ministre de l'Empereur, est venu voir mes amis exprès pour les engager à vous conseiller d'aller à Naples. Il désirait même que vous vous embarquassiez et que vous allasiez à Naples sans passer par Rome. Timeo Danaos et dona ferentes. Mes amis ont répondu que vous étiez décidé à rester à Turin par mille raisons, qu'ils avaient été obligés d'approuver ; mais que, si vous alliez à Naples, ils auraient trop de plaisir à vous voir pour ne pas vous engager à venir et à vous arrêter à Rome. Ce cardinal est un homme qui fait le fin et l'habile ; il a été cependant facile de voir que cette réponse et le parti que vous avez pris l'ont fort déconcerté. Tout cela m'a confirmé dans l'opinion que vous avez pris un parti sage et nécessaire, et tous ceux qui ici s'intéressent franchement à vous, à votre gloire, à votre sûreté, pensent de même.
Je ne suis pas content du dernier courrier de France, et votre lettre m'a cependant un peu ranimé. On nous mandait que Metz s'était absolument rétracté ; que le Parlement de Dauphiné a, simplement et sans balancer, enregistré ; que tous les conseillers au Parlement du royaume avaient peur de n'être pas remboursés de leurs charges, et par cette raison n'osaient faire aucune résistance ; que le découragement était dans les provinces, et que l'opinion et la crainte arrêtaient tous les Français fidèles.
L'opinion est encore bien forte, et je crains bien qu'il ne soit pas encore temps de l'attaquer. Elle s'étend même partout. Nous avons appris d'une manière positive qu'en Pologne toutes les villes, se fondant sur les droits de l'homme, ont député des bourgeois pour entrer à la diète qui avait été prolongée. C'est le cardinal Antici, ministre de Pologne ici, qui a reçu cette nouvelle ministérielle. Dès que tous les souverains de l'Europe ne se coalisent pas pour conserver leurs couronnes, cet incendie, allumé chez nous, s'étendra partout. Las affaires du Brabant s'empirent de jour en jour. Nos colonies sont en feu ; votre malheureux ami va être ruiné sans ressources, et mourra de la douleur d'entraîner ses créanciers dans sa ruine ; mais qu'importe mon sort au milieu de si grands intérêts !
Voilà cependant ce qu'a produit l'esprit philosophique du siècle ; voilà le résultat des principes de quelques ministres systématiques. Les Turgot et ses consorts auront, pour le bien de l'humanité, allumé partout le flambeau de la guerre, de la discorde, excité les peuples à la désobéissance, à l'insurrection, mis en mouvement tous les ambitieux, toutes les passions ; et l'expérience seule du malheur ramènera les hommes et détruira l'anarchie générale qui va désoler le monde. Ces malheureux perturbateurs du repos public ont senti que le religion était le plus grand de tous les freins ; aussi c'est par elle qu'ils ont commencé leurs attaques. Voyez les lettres de M. de Voltaire à M. Damilaville ; elles finissent toutes par ces mots : "Ecrasons l'infâme, faites des prosélytes pour écraser l'infâme", et c'est de Jésus-Christ que ce sacrilège parle ainsi ! La destruction des jésuites a été un coup bien funeste et bien impolitique, porté à la religion et aux monarchies. Cette compagnie, qui avait une grande influence d'un bout du monde à l'autre, pouvait être dangereuse pour tel ou tel monarque, mais non pour la monarchie ; elle était le plus grand soutien d'une religion qui est très monarchique ; et voilà ce que les philosophes modernes ont bien senti pour parvenir à leur coupable but.
Je vois beaucoup d'écrits, j'en conviens, pour la bonne cause. On commence à oser écrire que l'anarchie, les crimes, la violation des propriétés, le renversement des lois ne peuvent conduire au bonheur. Mais que cela produit-il ? La crainte, les lanternes patriotiques, et surtout la trahison des ministres, l'argent sans cesse répandu pour tout armer, les calomnies, la Chambre ardente du Châtelet, et, plus que tout, la captivité et la stagnation de la famille royale glacent tous les coeurs.
J'ai bien peu d'espoir, et je vois dans notre horrible patrie audace et crimes d'un côté, crainte et lâcheté de l'autre. Il faut voir les choses comme elles sont, non pour renoncer au rétablissement de la monarchie, mais pour ne pas la perdre sans ressource en se pressant trop. Je le répète, ce ne sont que de nouveaux malheurs inévitables qui ouvriront les yeux. Voyez ce qui vient de se passer à Toulon. M. d'Albert de Rioms et cinq capitaines de vaisseau, pour avoir puni deux hommes de port qui le méritaient, viennent d'être saisis par le peuple et précipités dans des cachots ! Un commandant traité ainsi ! Et c'est M. de Mirabeau, MM. de Lameth, M. Chapeliee, la Chambre ardente qui les jugeront ! Et ce sont nos plats ministres qui les défendront ! La partie n'est pas égale. Voyez M. de Puységur partant pour aller rendre compte de sa conduite et s'excuser d'avoir fait son devoir de ministre du Roi ! Où en sommes-nous, grands dieux ! Quand tous les sujets fidèles sont calomniés et jugés par une troupe de conspirateurs, que devienne la monarchie, les propriétés, la sûreté des individus et la gloire de la nation ?
Je me meurs de la douleur que j'éprouve, et aucune consolation, aucun espoir ne s'offrent à mon esprit et à mon coeur. Je ne sors presque pas de chez moi ; ces arts que j'adorais, ces chefs-d'oeuvre de l'antiquité en monuments et en sculpture, ces chefs-d'oeuvre des Raphaël, des Dominiquin, des Carrache, je n'ai pas encore été tenté de les aller voir. La musique italienne, que j'aime tant, a perdu pour moi tous ses charmes ; on donne tous les jours des concerts, et je n'y vais point. L'amour et l'amitié qui occupent mon âme tout entière ne me font presque éprouver que des sentiments douloureux, car je pleure sans cesse sur tout ce que j'aime. Je passe alternativement de la rage à l'abattement ; et si je ne croyais encore mon existence de quelque ressource à mes amis, j'en aurais bientôt tranché la malheureuse trame. Je crois que je n'irai pas à Naples ; je n'ai ni voiture ni argent ; et, à la veille de ma ruine totale, ne recevant plus rien de mes gens d'affaires, je dois tout calculer, tout épargner et me soumettre d'avance aux privations et à la misère jusq'à ce qu'il ne me soit plus possible de les supporter. Ma santé, grâce à Dieu, se détruit chaque jour, et voilà ma ressource !
Pardon, Monseigneur, pardon, si je vous chagrine ; mais je suis au bout de mes forces. On n'en a qu'une certaine mesure, et depuis cinq ans les miennes ont éprouvé tant de secousses qu'elles sont épuisées. Je mourrai bien malheureux, puisque je n'aurai pu venger ni mon Roi, ni mon pays, ni mes amis si outragés, ni vous, prince loyal, ami si fidèle, si tendre, si digne d'un meilleur sort ! Je vous embrasse du plus tendre de mon âme, et cela me soulage.
Vous avez bien fait d'écrire à M. de Florida-Blanca à l'occason de la grandesse de Sérent. Vous feriez bien aussi d'en écrire un mot au bonhomme qui y a contribué, sans lui parler d'autre chose. Ajoutez-y : "Je sais que Mme la princesse de Sainte-Croix, et le chevalier Azara, qui sont de vos amis, ont pu avoir part à la grâce obtenue pour un homme que j'aime tendrement et auquel j'ai confié l'éducation de mes enfants. Si cela est, je vous charge de leur dire qu'en dépit de la calomnie mon âme est sensible et reconnaissante." Soyez sûr que cela fera un très bon effet.
On dit qu'en Angleterre le parti de Pitt est près de succomber à celui de Fox ; qu'il y a une coalition entre le chancelier Thurlow et Fox, et en même temps, on dit que les Anglais arment à force. Quel est le but de cet armement ? Où sont nos moyens pour leur résister ? Pauvre France, je ne te survivrai pas !
Le chevalier de Coigny met à vos pieds son respect, son attachement, son dévouement. Il me parle de vous avec un sentiment qui redouble le mien pour lui. Voici la réponse que je lui ai faite.

Copie de ma lettre au chevalier de Coigny.
Ta lettre m'est arrivée, mon cher ami, dans un moment où j'en avais besoin. Je suis si accablé des nouvelles que j'apprends tous les jours que les consolations seules de l'amitié peuvent me faire supporter la vie.
Voilà donc nos colonies en feu ! La philosophie, au nom de l'humanité, va faire égorger vingt-cinq mille créoles par leurs esclaves, qui ensuite s'entr'égorgeront eux mêmes! Dieu m'est témoin que ce n'est pas pour mon propre compte que je suis inquiet. Si la misère ne peut pas se supporter, on peut s'y soustraire, et j'en ai la force ; mais je gémis, je frémis de la crainte de manquer à mes engagements. Je ne puis en avoir de remords, puisque les événements qui me ruinent sont l'ouvrage des scélérats, et sont indépendants de moi ; puisque j'avais fait volontairement tous les sacrifices que le justice et l'honneur avaient exigés de moi ; mais je ne puis supporter l'idée que la ruine de mes créanciers suivra la mienne.
J'entrevois dans le projet déjà exécuté d'imprimer l'Etat des pensions des motifs de méchanceté atroce ; mais, pour le compte de mes amis, j'en suis plutôt bien aise que fâché. On verra ce qu'ils ont, et que c'est fort au-dessous de ce qu'on disait et qu'on a imprimé qu'ils avaient. Quoi ! pendant quinze ans, ils auront été dans une dépendance continuelle, tenant auberge royale, faisant, par la volonté du Roi et de la Reine, les honneurs de Versailles à la ville, à la Cour, aux étrangers, à l'Europe entière, ayant tous les jours à dîner et à souper Mgr le comte d'Artois, presque toujours la Reine, et souvent le Roi ! Quoi ! Mme de Polignac aura élevé les trois enfants du Roi, remis feu M. le Dauphin frais et bien portant entre les mains des hommes, et élevé les deux autres jusqu'à cette époque malheureuse ; quoi ! elle aura sacrifié ses goûts, sa santé, sa paresse naturelle, son indépendance à une vie bruyante qui ne lui convenait pas, à une dépendance continuelle, et elle n'aurait pad été payée de ses soins et de ses sacrifices ! Il en résulte que, si on lui ôte ses pensions et si le duc de Polignac venait à mourir, son bien à elle est mangé, et qu'elle serait réduite à la mendicité ! Elle est partie de Versailles avec cinq cents louis qu'on lui a prêtés, et on a imprimé qu'elle emportait des trésors. C'est comme ce qu'on publie de sa dépense en Suisse. Il est impossible de vivre dans une plus grande retraite et avec plus d'économie ; et cette économie est forcée. De même ici, ils ne donnent à manger à qui que ce soit, pas même à leurs plus intimes amis ; ils ont loué une maison, parce que c'est bien moins cher que les auberges, et parce que nous sommes bien du monde rassemblé par le malheur. Là, nous pleurons et nous nous consolons ensemble ; les barbares nous envieront-ils cette ressource ?
Je sais aussi qu'on a publié que j'étais brouillé avec M. le comte d'Artois. Cela n'a pas pu être cru par ceux qui me connaissent. Ils savent que le malheur augmente la chaleur de mes sentiments ; ils savent que j'adore ce prince loyal et malheureux, et que je donnerais ma vie pour lui. Mais, après l'avoir accompagné pendant sa périlleuse retraite, après l'avoir mis en sûreté, j'ai dû rester avec mes amis, qui ont besoin de moi. J'ai aussi senti l'insuffisance de mes lumières dans d'aussi graves circonstances, et j'ai voulu éviter de donner des conseils, de peur de me tromper dans des conjonctures aussi délicates. J'ai fait ce que l'amitié, l'honneur, la prudence, et le sentiment modeste et vrai de mon insuffisance m'ont commandé ; mais je suivrai son sort, quel qu'il soit. Que nos législateurs et nos héros fassent aussi bien, et la France redeviendra heureuse, tranquille et brillante. Voilà la vérité exacte, que je te permets et que je te prie de publier, et que tu peux faire imprimer, s'il le faut.
M. le comte d'Artois s'est décidé à ne pas venir en Italie et à rester à Turin. Il a senti qu'il aurait partout, ailleurs que chez son beau-père, un maintien embarrasé et embarrassant ; qu'il ne peut être décemment qu'où il est ; qu'il n'est pas en état de faire un voyage aussi cher pour lui ; que ce n'est pas le moment de voir des curiosités, et qu'il doit avoir le maintien grave des graves circonstances du moment. Il en coûte beaucoup à son coeur pour faire un tel sacrifice ; mais son âme, aussi noble que pure et courageuse, a su se soumettre à l'impérieuse loi de l'honneur et du moment.
Ah, dieux ! moi, brouillé avec lui :! Quels sont les infâmes qui osent le penser et le dire ? Ce sont des lâches, qui l'abandonneraient, parce qu'il est malheureux ; mais, tant que mon sang circulera dans mes veines, je serai fidèle au Roi, à la monarchie, à l'amitié, à la reconnaissance et à l'honneur. Hâte-toi d'effacer une tache qu'on veut répandre sur ma vie ou sur celle de mon cher prince. Non, Oreste et Pylade, Nisus et Euryale ne se sont jamais tant aimés ; dis à tout ce que tu rencontreras que tous ceux qui le persécutent et le calomnient doivent me persécuter et me calomnier avec lui. Je t'embrasse du plus tendre de mon âme, et je me signe avec toi pour la première fois de ma vie, à cause de la profession de foi que cette lettre renferme.
Le comte de V.

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