M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Berne, 19 septembre 1789

Joie générale à Gummelingen, Monseigneur, d'apprendre que vous êtes arrivé bien portant, ayant reçu partout les bénédictions dont les ingrats et aveugles Français devraient vous combler ! Joie plus vive encore pour moi que pour personne, parce qu'on ne peut vous aimer plus vivement que je ne le fais ! Oui, dussiez-vous le trouver fort, je ne le cède à personne, entendez-vous ? ... Et cependant j'en ai vu [une] de bien contente.
Je suis fâché que Pichard ne soit pas arrivé un jour plus tôt, parce que je lui aurais remis une lettre de sept à huit pages que j'ai mise ce matin à la poste pour vous, toujours sous l'enveloppe de M. le chevalier de Grailly.
Vous me demandez conseil, Monseigneur, et je mérite plus cette précieuse confiance par mon pur zèle que par mes lumières ; mais comment, vous conseiller relativement à l'homme dont vous voulez faire le choix, puisque je ne le connais sous aucun rapport ? Ce que je vous recommande par-dessus tout, c'est de ne pas vous presser, de tout sonder, examiner avant de prendre un parti. Le roi passe pour un homme extrêmement prudent et loyal. Puisque vous vous ouvrez à lui, ne vous y livrez pas à moitié. La Cour de Turin est très-politique ; les ministres en sont fins et habiles ; le seul moyen d'agir sûrement, c'est d'être à découvert vis-à-vis du roi seul et qu'il guide vos démarches. N'est-il pas plus aisé de sonder les dispositions de l'Espagne par les moyens du Cabinet de Turin, que prudent d'y envoyer un homme à vous, dont la marche serait impossible à cacher ? Et d'ailleurs, si les circonstances vous forçaient enfin à des démarches ostensibles, n'est-ce pas M. le prince de Condé lui-même qui devrait aller en Espagne ? Je vous parlais, dans ma dernière lettre, du retour vraisemblable de M. de Nassau, de la persuation où j'étais qu'il ira vous chercher partout où vous serez, dès qu'il en sera instruit, et de la nécessité de l'en instruire. Il est au service d'Espagne, et par cette raison un voyage qu'il ferait à cette Cour serait naturel.
Sérent va vous rejoindre ; il est prudent et sage ; son dévouement et son honnêteté vous sont connus ; il est sur les lieux, et plus à portée de bien juger que moi.
Malgré ses liaisons avec le baron de Choiseul, que j'aime aussi depuis mon enfance, je ne crains pas de vous prévenir qu'il est imbu de tous les principes prétendus philosophiques, et très démagogue ; ainsi tenez-vous en réserve vis-à-vis de cet ambassadeur.
Il me paraît que tout va de mal en pis à l'Assemblée Nationale ; les menaces de Paris ont forcé cette Assemblée à ne donner au Roi que le Veto suspensif, ce qui est l'équivalent de rien. On a refusé d'y lire une lettre de M. Necker, qui parle de quitter sa place et d'abandonner les affaires. Il me paraît qu'il n'est plus le maître de rien dans la capitale et dans l'Assemblée Nationale, mais que les provinces sont encore pour lui, et très-mécontentes de la lenteur et des décrets de l'Assemblée et des prétentions de Paris.
Dans cette position des affaires, il faut écouter les mouvements de provinces, et s'assurer de l'argent de l'Espagne. Des troupes étrangères effraieraient le royaume, au lieu de le rallier à la bonne cause ; et tous les bons Français auraient une répugnance fondée à se rallier à des étrangers. Il faut qu'un manifeste bien fait rassure tous les bons citoyens, consolide toutes les promesses et les cessions que le Roi a faites volontairement, e tous les articles de la déclaration du Roi ; voir quelles sont les provinces les plus fidèles au Roi, à l'ancienne constitution ; vous y rendre vous-même, dès que vous serez sûrs des moyens d'argent et de la fidélité de ces provinces. Tous les gens bien intentionnés de tous les ordres se rallieront à leur devoir, et vous éviteriez par cette conduite la subversion du royaume et une guerre civile, inévitable si cette cruelle anarchie continue. Ne rien faire pour vous, mais tout pour le Roi, la gloire de votre auguste maison, et le bonheur des peuples, voilà le seul rôle qui vous convienne, et le seul que je puisse vous conseiller. Quant aux moyens de le jouer, je vous le répète encore, mes lumières sont trop faibles pour vous en rapporter à elles, et vous êtes près d'un roi sage, prudent et d'une loyauté connue. Son cabinet politique a de la réputaion, et là vous trouverez une machine toute montée, si le Roi approuve et favorise vos nobles projets.
C'est plutôt à la sagesse et à la persuasion qu'à la force et à la rigueur qu'il faut avoir recours pour ramener un peuple égaré par de mauvais livres et quelques factieux. Plus de la moitié des Français sentent déjà combien on les a trompés. Il s'agit donc de bien prendre ses mesures, et par la force de la vérité et la clémence de devenir le vainqueur et le père des sujets de votre malheureux frère. Oh ! puissé-je voir le jour heureux, puissé-je voir mon cher prince devenir l'idole de ce peuple, qui a présent le méconnaît ; puissé-je voir le trône et la gloire de mes maîtres bien consolidés, et en mourir de joie !
Promettez-moi de brûler mes lettres, après les avoir lues et communiquées au roi seul, si vous le jugez à propos. Tout ce qui vous entoure n'est pas d'une égale sûrété, et vous me compromettriez d'une manière dangereuse et pour vous et pour moi. Quoique purs que soient mes sentiments, il serait si facile de les interpréter, de les dénaturer ! On est habile pour ce genre dans ce siècle maudit.
Parlons à présnet de vos amis. Il me paraît, ansi qu'à eux, impossible que vous veniez nous rejoindre à Venise après un si court espace passé à la Cour de Turin avec votre femme et vos enfants. Cela serait tout-à-fait déplacé. Mais Mme de Polastron partira avant nous, et nous attendra avec Pauline à Turin ; elles pourront en partir quelques jours après nous. Puisque les chemins de la Savoie sont sûrs, nous passerons vraisemblablement aussi par Turin afin d'y voir notre cher prince ; mais ne le dites absolument à personne ; sans cela, et pour cause, nous serions obligés de prendre l'autre route, car nous sommes plus observés que vous-même. Mon cousin accompagnera sa femme et Mme de ..., et ensuite il profitera de vos bontés pour rester avec vous. Ce sera toujours dans les premiers jours d'octobre que nous quitterons le paisible Gummlingen, séjour heureux et calme, mais trop froid, et qui a perdu la plus grande aprtie de ses charmes depuis que vous n'y venez plus. Je verrai donc dans peu mon cher prince, et je lui renouvellerai l'hommage du plus pur et du plus tendre attachement.

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