M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 1er décembre 1789
- n° 11

Le comte de Nicolaï part demain et passera quelques jours à Turin ; il se charge de ma lettre. J'espérais que la poste de Turin serait arrivée avant son départ, et que je pourrais répondre en détail par occasion à la lettre que j'attends de vous ; mais point de nouvelles encore du courrier de Turin.
Les lettres de France ne me paraissent pas changer la position des choses, ni par conséquent les principes que je vous ai développés dans ma dernière lettre. Tout m'affermit encore dans le système d'attendre, d'être prêt à tout, mais de ne rien précipiter et de ne rien risquer.
Le Parlement de Metz vient d'agir encore plus fortement que celui de Rouen. Si cet exemple est suivi par les autres provinces, il peut en résulter de grands avantages pour le retour de l'ordre. On commence, à Paris même, à se moquer hautement des décrets de l'Assemblée Nationale. M. le duc d'Orléans me paraît tout-à-fait à découvert et tombé dans le mépris ; le clergé des provinces reprend quelque vigueur ; les gardes du corps sont rappelés auprès du Roi ; les Lameth sont devenus l'horreur du public ; il y a une lettre de M. de Lally à un de ses amis, qui a été imprimée et qui fait une grande sensation ; l'ouvrage de M. Mounier met dans le plus grand jour les manoeuvres des scélérats ; la peinture de feu qu'il fait de la journée du 5 et du 6 fera une impression générale, et ouvrira tous les yeux ; la réception et le discours du roi d'Angleterre à M. le duc d'Orléans produit le plus grand effet. Toutes ces choses réunies préparent une contre-révolution, désirée par tous les bons Français. L'extravagance de l'Assemblée Nationale l'a conduite à lancer des décrets dont l'exécution est mathématiquement impossible, et je vois que peu à peu l'ordre renaîtra du désordre, et le bien de l'excès du mal. Mais des démarches précipitées arrêteraient ce premier et salutaire effet ; il faut s'en tenir aux démarches préparatoires. Je suis convaincu que la Cour elle-même prépare avec lenteur, mais avec sagesse ; j'ai plusieurs raisons pour le penser. Il serait bien dangereux de croiser et par conséquent d'annuler ses mesures. Tout ceci est conséquent avec ce que je vous ai mandé dans mes deux dernières lettres, n° 3 et 4 : préparer, guetter, être prêt à tout, et ne rien précipiter, ne rien risquer.
Je vous aurai affligé, déplu peut-être par tout ce que je vous ai mandé relativement à votre voyage à Rome. Il m'en coûte autant qu'à vous, Monseigneur, de contrarier vos projets et de m'opposer au penchant de votre coeur ; mais j'ai fait mon devoir, celui d'un ami tendre, mais éclairé sur ce qui intéresse votre réputation, votre gloire, et la réputation de celle que vous aimez.
Je ne suis pas du tout content de ma santé ; j'ai depuis huit jours la fièvre toutes les nuits, et un mal de tête continuel. Mon coeur est tellement froissé par des sentiments contraires, par toutes les combinaisons de mon esprit, par tous les rêves de mon imagination, que ma force physique y succombe.
J'apprends que Sérant est grand d'Espagne ; je lui écrirai par le premier courrier pour lui en faire de tout mon coeur mon compliment ; mais en attendant daignez lui dire combien j'en suis aise. Ne l'oubliez pas, je vous en prie.
Le comte de Nicolaï est un galant homme, dont vous pouvez vous servir ; il vous parlera de plusieurs objets intéressants, et de son compagnon de voyage, homme actif, intelligent et sûr.
Mon mal de tête m'oblige de terminer ma lettre. Je souffre comme un damné.
Rendez justice, Monseigneur, au plus tendre, au plus respectueux, au plus fidèle de vos amis.

P.S. La poste de Turin vient d'arriver et m'apporte une petite lettre de vous, Monseigneur ; je me hâte d'y répondre quelques mots, car j'ai le frisson en ce moment et un tel mal de tête qu'à peine je vois ce que j'écris. Oui, vous avez bien raison de compter sur moi et d'être sûr que vous me trouverez près de vous et vous couvrant de mon corps partout où vous pourrez courir quelque danger ; mais quand ce danger est inutile, je dois vous l'éviter et le redouter pour vous. Loin de servir à votre gloire, cette espéce de danger la ternirait et y mettrait peut-être un entier obstacle. Votre amie, que j'aime comme vous me dites de l'aimer, comme ma fille, comme ma soeur, est raisonnable sur tous les points, exceptés sur l'article de l'absence. Je l'en aime encore plus, mais je ne la combattrai pas moins sur cet objet, en dépit des mouvements de colère que j'ai excités en elle contre moi.
Les détails que j'apprends de Paris me prouvent que le tableau se nettoie, que les yeux commencent à se dessiller. L'arrêté du Parlement de Metz est encore plus fort que celui de Rouen. Soyez donc aux aguets de tous les événements, mais ne précipitez, n'anticipez rien. Cela gâterait tout. La lettre de M. de Lally fera beaucoup d'effet ; l'ouvrage de M. Mounier dénonce les perturbateurs du repos public, et, quoique cet ouvrage tiennent encore aux principes erronés, la peinture qu'il fait des crimes de la capitale et de l'Assemblée ramènera bien des gens égarés. Les Lameth, l'évêque d'Autun sont en exécration dans la capitale même, et on commence à oser écrire et parler.
J'ai des raisons pour croire que la Cour a un plan qu'il ne faut pas croiser par des démarches qui effraieraient et causeraient peut-être de nouvelles insurrections et les plus redoutables malheurs. Cela n'empêche pas de préparer avec sagesse et prudence.
Je suis très-étonné du départ de mon cousin ; sa femme me l'avait appris. C'est un fils de vieillard ; il sera toujours un enfant. Il veut montrer son uniforme nouveau à Rome, et ce sont des niaiseries de ce genre qui le mènent toujours.
Causez avec Nicolaï ; il a beaucoup plus causé que moi avec le bonhomme ; il passera quelques jours avec vous. Je vais lui remettre ma lettre et un gros paquet dont on m'a chargé pour lui.
Je vous quitte pour cela, et ensuite me mettre au lit, car je souffre horriblement.

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