M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 21 novembre 1789
- n° 9

J'ai recueilli de plusieurs conversations intéressantes que j'ai eues avec celui que j'appellerai désormais le bonhomme, et que je vous prie d'appeler de même dans nos lettres, quelques maximes relatives à votre position actuelle. Je les ai écrites à mesure, et j'en ai fait un ensemble sous le titre de "Conseil d'un ami à son ami". Je vous prie de les méditer. Je les ai divisés en 18 articles, et il y en a plusieurs auxquels je donnerai extension et explication dans cette lettre.
Je commence par l'article 5. J'ai eu beau demander des conseils ; on m'a toujours répondu : Un ministre du Roi ne peut en donner que de l'aveu du chef. Et en effet, à moins qu'il ne soit autorisé par le Roi lui-même à vous guider dans cette circonstance délicate, peut-il se hasarder à donner des avis ? Et, sans cette disposition, peut-il y avoir direction et ensemble dans les démarches ? Ne pouvez-vous donc pas envoyer quelqu'un de sûr et d'adroit près du Roi et obtenir une autorisation qui rendrait légitime tout ce que vous feriez pour sa liberté, pour sa gloire, et pour le bonheur réel de ses peuples ? Sans cette première disposition, vos démarches en Espagne n'auront, soyez-en sûr, aucun succès ; et, si elles étaient faites d'après l'aveu du Roi, et si elles passaient par le bonhomme, alors le succès en serait assuré ; et voilà par où il aurait fallu commencer. Je ne vois aucun ensemble dans ce que vous entreprenez, ni aucune autorisation ; et il en résulte qu'il vaudrait mieux attendre du temps et des circonstances des occasions légitimes. En vous pressant trop, vous risquerez l'existence du Roi, de la Reine et de la famille royale, prisonniers dans Paris et exposés à la fureur d'une populace encore aveuglée et toujours excitée par les véritables conjurateurs.
Je passe à l'article 12, qui est une répétition de l'article 5, mais encore mieux exprimé. Suivez donc exactement cette ligne du devoir et de la prudence.
Méditez beaucoup sur l'article 14. Préparer les choses, ce n'est pas agir et risquer.
L'article 15 est relatif à votre position et au lieu où vous êtes décemment placé ; il faut donc y rester, puisque vous seriez dangereusement et indécemment partout ailleurs. Vous ne pourriez pas venir à Rome sans aller à Florence et à Naples, et vous jugerez aisément, par la lettre que vous avez reçue d'Allememagne, combien vous seriez pompé de déjoué dans ces deux Cours, absolument livrées à l'influence de celui qui vous a écrit. Votre séjour à Rome compromettrait sans aucun avantage vos amis, ainsi que l'exprime l'article 16, et ce voyage vous déjouerait, ainsi qu'eux, dans toutes les acceptions. Sont-ce les curiosités de Rome qui doivent vous y attirer ? Non sans doute, et dans votre position ce prétexte serait frivole et ridicule ; vous avez autre chose à penser. Est-ce l'amitié ou l'amour ? Jugez des conséquences qui en résulteraient pour l'opinion et de tout ce que les espions et les écrivains de ce pays-ci répandraient dans l'Europe entière ! Vous perdriez sans ressource tous ceux et celles que vous aimez, et en même temps votre bonheur et votre gloire. Padon, Monseigneur, si je vous afflige ; mais la vérité est toujours sévère dans les temps de malheurs, et l'amitié ne peut, ne doit parler que son langage.
Je reviens à présent à la lettre que vous avez reçue, et dont je voudrais bien avoir la copie, ainsi que de la vôtre, car il m'est impossible de bien juger sans cela. Je ne suis pas du tout surpris de la réponse ; mais je suis très étonné que vous l'ayez eue par écrit. Quant aux principes qu'elle renferme, ils ne m'étonnent pas. Ce sont ceux que cette Cour a adoptés pour elle-même, et elle finira par en être aussi la victime. La destruction du clergé et l'abaissement de la noblesse sont depuis longtemps son système comme en France ; et je suis bien convaincu que cette erreur (la plus grande que puisse adopter une monarchie) nous a été soufflée, communiquée par cette Cour, et que l'affaiblissement de la monarchie française a toujours été son système suivi.
Ce mémoire qui vous a été demandé relativement à la Prusse est-il de votre main ? En ce cas; retirez-le quand il aura été lu et médité ; la prudence l'exige, et souvenez-vous toujours de l'importance de ce conseil.
M. de Nicolaï part mardi ou mercredi pour Turin ; il s'y arrêtera quelques jours avec M. le baron de Nyvenheim. Ils vont en France, et vous pouvez tirer parti de leur zèle. Ils sont tous les deux dans d'excellents principes et pleins de courage et de fidélité. Vous pourriez par ce canal obtenir peut-être l'autorisation si nécessaire avant tout, établir par eux, par le moyen des courriers, une correspondance avec la Cour de France, et ensuite en établir une ici, qui serait utile et légitime dès qu'elle serait approuvée du Roi, mais qui ne peut avoir lieu sans cela.
Ce que je vous mande, relativement au bonhomme, n'est-il pas aussi la mesure des devoirs de mes amis ? Leur intérêt pour Leurs Majestés, pour leur sûreté, ne doivent-ils pas commander toutes leurs actions, toutes leurs pensées ? Soyez-en vous-même le juge, Monseigneur, avec cette loyauté qui vous caractérise. Tout ce qui pourrait compromettre la sûreté du Roi, de la Reine, de M. le Dauphin doit être ignoré ou repoussé par mes amis. Voilà leur loi, leur religion, leur devoir, et ce sont aussi les miens. A ces motifs se joignent celui de notre attachement pour vous et les voeux que nous formons pour que tout ce que vous entreprendrez soit légitime aux yeux de la France et de l'Europe entière. Avec de la patience, le mécontentement des provinces et une conduite prudente de votre part amèneront l'époque de vous montrer et d'agir. Mais vous gâteriez tout par la précipitation et si vous n'obtenez pas, avant tout, l'aveu qui légitimera vos démarches et donnera du poids, de la force à tout ce que vous ferez.
La lettre que vous avez reçue, toute révoltante qu'elle est, renferme cependant une chose séduisante pour beaucoup de gens prévenus. C'est cette assertion que le Roi est d'accord avec l'Assemblée de tout ce qui s'y fait. Voilà ce qu'on débite encore malgré la détention du Roi, et voilà sur quoi la lettre que vous avez reçue est principalement apputée. Ne montrez pas trop d'humeur contre cette lettre ; cela serait imprudent et nuisible, et retirez-en l'avantage d'être éclairé sur les dispositions de cette Cour ; mais dissimulez prudemment.
Je vais répondre à présent relativement aux personnes que vous aimez, et au désir, à la douce charge, que vous me donnez d'entretenir l'union entre les soeurs et toute la famille. Sur cet objet, soyez parfaitement tranquille, et laissez-moi le soin de prévenir tout ce qui pourrait y porter atteinte. Je ne peux mieux vous prouver mon amitié qu'en contribuant au bonheur de ce que vous aimez, et en cela mon devoir est d'accord avec mon coeur, et je vous réponds de tout.
Voilà une longue épître. Méditez beaucoup, je vous en conjure, sur tout ce qu'elle contient. Il faudrait des volumes pour en bien développer tous les principes ; mais votre bon esprit suppléera à ce qui y manque. Vous y verrez du moins le langage de l'honneur, dela vérité, du dévouement et de la tendresse d'un coeur tout à vous.
Adressez-moi désormais vos lettres sous l'enveloppe de M. le chevalier de Priocca, ministre plénipotentiaire de Sardaigne à la Cour de Rome. Je lui remettrai aussi mes lettres, pour être sûr que notre correspondance ne sera pas lue à Florence.
Nos jeunes voyageuses n'arriveront que lundi.

Conseils d'un ami à son ami
1° Ce n'est pas assez d'obéir au chef ; il faut surtout ne pas l'exposer par des démarches que le zèle conseille bien plus que la prudence.
2° Les lettres sont bien dangereuses, surtout quand elles sont écrites de la propre main.
3° Nulle démarche ne peut réussir, quand elle n'est pas préparée ni faite à propos.
4° On ne saurait porter un jugement sain sur les réponses, quand on n'est pas instruit de la teneur des lettres qui y ont donné lieu.
5° Un conseil sage, éclairé et approuvé du chef serait absolument nécessaire : sans cette disposition, il n'y aura ni direction, ni ensemble dans les démarches.
6° Il est des cas où c'est faire tout ce qu'il faut et tout ce qui est véritablement utile que de ne rien faire.
7° Il faut beaucoup réfléchir avant de rien hasarder.
8° Les Cours les plus amies et les mieux disposées ont des intérêts différents, et souvent des préjugés qui les rendent défiantes entre elles.
9° Une liaison trop marquée avec une d'elles peut les refroidir et quelquefois les éloigner.
10° Chacune s'occupe de son intérêt et se méfie presque toujours, quand elle seule ne conduit pas la barque.
11° Comment donc se passer du conseil de l'expérience pour éviter les fausses démarches et inspirer la confiance ?
12° Un conseil doit être nécessairemnt connu et approuvé du chef, sans quoi on s'égarerait et l'on s'écarterait de la ligne du devoir et de la prudence.
13° Un homme sage, un ministre fidèle ne doivent jamais dire leur avis sans ce préalable.
14° Quand la force manque, il faut savoir être prudent, patient, méditer beaucoup, préparer les choses, agir lentement et presque à coup sûr ; l'impatience est le plus angereux des écueils.
15° Quand on est assez heureux pour se trouver placé décemment à l'ombre d'une puissance respectable, sage dans sa conduite, honnête dans ses procédés, voisine du centre des affaires et des mouvements, on ne doit pas changer de position, ni se faire soupçonner d'une curiosité déplacée, ou de quelque intrigue incohérente qui ne peut jamais être approuvée des gens sages et des esprits réfléchis.
16° Il faut aussi ne pas compromettre ses vrais amis, en renouvelant l'idée d'intrigues fausses, controuvées, mais qu'on s'acharne à faire passer pour vraies.
17° Il faut surtout ne pas s'approcher des Cours où il ne serait pas décent de ne pas se présenter et très-imprudent de paraître.
18° Quand on sait qui dirige les dites Cours, on ne doit pas s'exposer à l'inconvénient de déplaire par son silence, ni au danger de se laisser pénétrer.

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