M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Parme, 21 octobre 1789

J'apprends en arrivant ici, Monseigneur, d'une manière positive que la victoire remportée par l'armée de l'Empereur sur les Turcs a été suivie de la prise de Belgrade. C'est l'Infante qui en a reçu hier la nouvelle et qui l'a mandée à M. de Flavigny. Sûrement la Cour de Turin en est à présent instruite ; mais j'ai toujours cru devoir vous mander ce grand événement.
On est très-froid ici sur les événements de France. L'Infant convient que gli Francesi sono matti ; mais il garde un maintien politique, parce qu'il a de la France trois cent cinquante mille livres de subsides qu'il craint de perdre. On dit ici qu'il y a du train à Naples, et que l'Espagne ne prendra point de part à ces événements, étant suffisamment occupée ne la gagne.
C'est de la part des provinces principalement qu'il faut attendre un remède lent, mais plus sûr que tout, aux maux actuels de notre patrie ; et je crains beaucoup que le concours plus qu'incertain des puissances étrangères ne nuise plus au rétablissement de l'ordre qu'une sage attente. C'est ce que j'ai eu l'honneur de vous mander de Berne, et j'ai toujours la même opinion.
Au reste, la sagesse du roi de Sardaigne est connue ; M. d'Hauteville, son ministre, passe pour habile. Voilà, ce me semble, les véritables conseils que vous devez prendre dans votre position.
Quant à moi, Monseigneur, je trouve la circonstance beaucoup trop forte pour mes faibles lumières ; mais je tremble que trop de précipitation n'empêche les bonnes dispositions des provinces, et c'est d'elles seules que la monarchie doit attendre son salut. Tout ce qui viendra de ce côté sera légitime ; tout ce qui viendra du dehors sera dangereux, et paraîtra condamnable, quelque pures que soient les intentions. Voilà ce que je pense dans le fond de mon coeur, et je réfléchis à tous les moments du jour et de la nuit aux intérêts de mon pays, aux vôtres et à la position du Roi et de la Reine qui me fait trembler et exige de la sagesse et de la prudence de votre part. Au reste, je vous ai dit tout ce que mon coeur et mon esprit me présentent ; mais je conviens de bonne foi que la circonstance est absolument au-dessus de mes forces et de mes lumières.
Toute notre colonie est en bonne santé et vous présente l'hommage de son attachement et de son respect. Il me sera impossible d'aller en avant, parce qu'une de nos voitures a cassé et pourra à peine aller jusqu'à Rome.
Daignez recevoir, Monseigneur, tous les voeux et les hommages de l'attachement le plus tendre et le plus respectueux.

retour vers la correspondance de M. de Vaudreuil