M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Berne, 24 septembre 1789
Vous vous plaignez, Monseigneur, d'avoir été une poste sans recevoir de nos nouvelles, et j'en suis surpris, car je suis absolument sûr que quelqu'un de notre colonie vous a écrit exactement toutes les postes.. Quant à moi, vous aurez reçu presque à la fois deux lettres de moi, une par la poste, et l'autre par Pichard, et j'espère que vous ne vous plaidrez pas de leur brièveté, car elles sont de huit pages chacune. Ne vous plaignez pas non plus de leur longueur. Oh ! Sur ce point j'ai la fatuité d'être fort tranquille.
Le temps s'avance qui va nous rapprocher de vous, et mon coeur en tressaille d'impatience. C'est toujours par Turin (mais n'en dites rien) que nous dirigerons notre route. Ainsi nous y serons vers le 8 ou le 9 d'octobre. Mme de Polastron nous précédera de quelques jours avec l'abbé et mon cousin et ma cousine, et elles partiront de Turin quelques jours après nous. Cela est nécessaire, car nous n'aurions pas trouvé suffisamment de chevaux sur la route.
Les nouvelles que nous recevons sont toujours de plus folles en plus folles. On met à présent en délibération à l'Assemblée la succession au trône, et on exclut positivement la branche espagnole. M. Target a proposé d'annuler momentanément tous les pouvoirs quelconques, même la royauté, et ensuite de les recréer à la volonté de la nation. Cette motion a été mal reçue ; mais je suis persuadé qu'on y reviendra.
Nous apprenons que les troubles sont plus forts que jamais en Franche-Comté, et que toutes les communautés sont en guerre les unes contre les autres.
Les dernières lettres de Paris annonçait qu'on doublait toutes les gardes, qu'on y est toujours au moment d'y manquer de pain, et que le régiment des gardes veut y faire la loi. Les soldats ont demandé qu'on leur payât le montant des finances de leurs officiers ; on leur a représenté que ces finances allaient à 7 millions, et que cela était difficile à payer ; ils ont bien voulu permettre qu'on ne les payât pas comptant, pourvu qu'on leur en payât l'intérêt, et cela leur ayant été refusé, ils menacent de mettre tout à feu et à sang et de se réunir à tous les déserteurs qui sont à Paris. Les restaurateurs de la liberté publique font trembler les héros Bailly et La Fayette, dont la gloire pourra se terminer avec la vie à un réverbère. Voilà les nouvelles qu'a reçues un officier aux gardes, qui est venu passer quelques jours à Berne. Tout cela fait frémir d'horreur.
Vous avez sûrement appris les atrocités de la ville de Troyes, qui a mis à mort son maire, après lui avoir crevé les yeux et lui avoir fait souffrir mille tourments ; ensuite ses membres ont été grillés et mangés par ces anthropophages. Voilà le résultat des lumières et de la philosophie du dix-huitième siècle !
C'est demain le jour des lettres, et je m'attends à apprendre de nouvelles horreurs. Mme de Pienne commence à convenir que tout n'est pas pour le mieux, et que les démagogues se sont un peu écartés de la bonne voie.
On mande aussi que MM. de Tonnerre, de Lally-Tollendal, Mounier et Bergasse se sont retirés du Comité
national, et que les décisions de ce Comité font horreur à eux-mêmes. Il faut que cela soit terriblement fort !
Il me paraît que M. Necker a bien perdu la faveur publique, et c'est un grand malheur, car l'opinion seule pouvait arrêter les désordres. Son dernier discours imprimé sur l'objet du Veto absolu ou suspensif ne vaut pas celui qu'il avait fait pour proposer l'emprunt de 80 millions. J'avais été fort content de celui-ci, et il n'en est pas de même de ce qu'il dit sur le Veto. Comment ose-t-il dire qu'en Angletere le roi ne fait jamais usage du Veto absolu, quand nous en connaissons vingt exemples ? Cela m'a confondu. Il me paraît que toutes les têtes sont tournées, et que tous ont perdu terre.
Ne nous écrivez plus ici ; nous ne recevrions pas vos lettres. Nous irons nous-mêmes en recevoir les réponses et vous renouveler l'hommage de nos respects et de notre dévouement.
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