M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 25 décembre 1789
- n° 15

Qu'une lettre égarée vous tourmente, et surtout dans le moment actuel, je le conçois, Monseigneur, et j'en suis aussi tourmenté que vous. Mais, parce que dans ma lettre je ne vous ai pas parlé de votre amie, vous perdez terre et tête, vous croyez tout perdu ; voilà ce qui n'est pas raisonnable. Je ne vous en parlais pas, parce que je savais qu'elle vous écrivait ; si le moindre événement lui était arreivé, vous êtes bien sûr que je vous en aurais instruit, et mon silence était une preuve certaine que vous n'aviez rien à redouter. Si vous êtes aussi habile à vous agiter, vous vous ferez beaucoup de mal ainsi qu'à elle, et vous devez employer tous vos soins à la calmer.
Je vais donc commencer par vous dire qu'elle se porte bien ; que la petite incommodité qu'elle a eu, et dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, lui évitera une maladie et assurera sa santé pour longtemps. Cette lettre égarée l'inquiète ; elle est bien sûre qu'elle a été mise à la poste deux heures avant le départ du courrier, ainsi que c'est à la poste de Turin, et non ici, qu'elle a été égarée. Faites-la donc chercher avec soin, et peut-être se retrouvera-t-elle. Mais, pour éviter désormais cet inconvénient, envoyez toutes vos lettres sous mon adresse et sous une double enveloppe, adressée à M. le chevalier de Priocca, ministre de Sardaigne, à Rome. Ayez soin que ces lettres soient mises dans le paquet de la Cour, et jamais elles ne seront égarées. De même à l'avenir je mettrai toutes les lettres dans mon paquet, et elles vous arriveront par le même moyen.
Si je vais à Naples, je vous en instruirai d'avance, et cela ne changerait rien, parce que je préviendrais M. le chevalier de Priocca d'envoyer mes lettres à Schmitt, que je laisserais ici ; mais il y a tout à parier que je n'irai pas, parce que les fonds me manquent. Les incertitudes sur le sort de nos colonies, le non-paiement des gouvernements réduisent ma finance à zéro, et je resterais où je suis, faute de jambes pour voyager.
On m'a donné un extrait fort bien fait de ce que vous avez mandé par la dernière poste, et je reste très-incertain s'il faut, oui ou non, envoyer votre mémoire ; mais cepenant je m'en tiens à ce que j'ai eu l'honneur de vous mander, que ce qu'il y a de mieux, selon moi, est de trouver un moyen d'instruire verbalement, et non par écrit ; qu'il ne faut pas compromettre ceux que vous avez employés, et que tout doit vous faire craindre un acte de faiblesse. Je voudrais bien cependant que vous eussiez un manifeste tout prêt, que vous le communiquassiez à l'Avoyer, et que selon son conseil, vous le répandissiez à propos et bientôt.
Ce que vous mande le chevalier de Crussol me paraît moins digne de foi que ce que vous apprenez par Mme Elisabeth. Vous savez que le bailli voit très-noir, et que l'état de sa santé ajoute encore à sa disposition naturelle. Il est d'ailleurs porté à ne pas adopter les lueurs d'espoir qu'un autre lui présente. Je suis convaincu depuis quelque temps que Leurs Majestés ont un plan, et qu'elles craignent que ce plan ne soit traversé par des démarches qu'elles ignoraient. Il serait bien essentiel de s'entendre ; mais comment ? J'espère que vous aurez profité du départ de Nicolaï ; si cette occasion est perdue, j'en vois peu d'autres à saisir. Au reste les conseils du roi de Sardaigne sont les meilleurs que vous puissiez prendre en d'aussi graves circonstances. Son cabinet politique a une grande réputation ; c'est une grande machine toute montée et bien montée, et qui peut vous être d'un grand secours avec la bonne volonté et l'amitié qu'il a pour vous.
On sait que vous ne viendrez pas en Italie, et ce que je puis vous certifier, c'est qu'on applaudit généralement à la sagesse du parti que vous avez pris ; sur cela, il n'y a pas deux voix, et tout le monde s'accorde à dire que vous êtes à la seule place qui vous convienne, en atendant mieux, et que partout ailleurs vous auriez été indécemment et peu en sûreté. J'ai plus que jamais des raisons de m'applaudir du conseil que j'ai pris la liberté de vous donner contre le voeu de votre coeur et le mien.
Est-il vrai que le roi votre beau-père vous a assigné 25.000 francs par mois, tant que vous serez dans ses Etats, et qu'il vous a donné des gardes ? La nouvelle s'en est répandue ici.
On a la nouvelle que l'Empereur est retombé malade et est en grand danger.
On dit aussi que l'Angleterre arme à force et a ouvert un emprunt de cent millions ; que le marquis de Lansdowne va rentrer dans le ministère, et que la puissance de M. Pitt baisse tous les jours. Je ne mets pas en doute (quoi qu'on vous en ait dit) que l'argent des Anglais ne soit le principal moteur de la révolution que nous avons éprouvée, et de celle du Brabant. Ils ne nous ont pas pardonné la guerre d'Amérique, et je sais que le marquis de Lansdowne, autrefois lord Shelburne, avait une correspondance très-suivie avec l'abbé Morellet et plusieurs autres chefs de la démocratie ; que son fils, lord Wycombe, a été à Paris pendant tout le temps de la révolution, et animait tous nos jeunes gens, voyait tous les gens de lettre du parti, et rendait compte de tout à son père. Si, après cela, le marquis de Lansdowne rentre dans le ministère, tout est éclairci, et voilà le chemin qu'il aura pris pour y arriver. Dans ce cas, la Prusse, la Hollande sont du secret, et nous avons à redouter, peut-être à espérer, une attaque prochaine. Je dis peut-être à espérer, car qui sait si la menace d'un envahissement n'ouvrirait pas tous les yeux, ne ranimerait pas tous les coeurs français, et ne ramènerait pas à l'autorité légitime et nécessaire ? Nos héros de paix disparaîtraient ; nos législateurs iraient se cacher dans des trous, et la noblesse française volerait à la défense de la patrie ralliée sous notre Roi. Vous nous montreriez le bon chemin, et nous vous y suivrons avec valeur et succès. Si nous succombions, l'honneur du moins serait sauvé, au lieu que notre avilissement actuel n'est pas supportable.
On dit encore que le maréchal de Broglie arrive à Turin très incessamment. Ah ! que je le voudrais ! Quel point de ralliement ! Tâchez de l'y déterminer ; il a la confiance des troupes, et tout sera en bon train, s'il se joint à vous. Boullé et bien d'autres le suivront. Mais qu'une autorisation, même tacite, serait nécessaire !
Il me paraît que l'Assemblée perd toujours dans l'opinion ; que M. de La Fayette redevient Gilles-le-Grand, Mirabeau ce qu'il a toujours été ; mais, malgré cela, les provinces, et surtout le Dauphiné, sont toujours dans de mauvais principes. Cela est inconcevable. Voilà donc l'effet de la liberté de la presse et des maximes répandues partout avec profusion !
On ne sait pas encore ce que deviendra l'insurrection de Pologne ; il faut attendre le courrier de mardi prochain. Tout se brouille, tout fermente, et tous les rois de l'Europe doivent monter à cheval et devenir militaires, s'ils veulent conserver leurs monarchies.
Revenons à vous. Cherchez à vous calmer ; ne pensez qu'à bien jouer, uniquement et sagement, votre rôle ; l'amour, l'amitié et la gloire seront votre récompense. Croyez que ce sera notre plus cher désir, que nous nous occuperons de votre bonheur, et que le nôtre en dépend. Voilà le sentiment de tous vos amis, et surtout, oui, surtout le mien. Ah ! mon cher prince, n'en doutez pas !
Vous trouverez dans ce paquet une lettre de votre amie et une de Saint-Paterne.

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