M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 28 novembre 1789
- n° 10

J'ai lu et relu avec toute l'attention et tout l'intérêt dont je suis capable la lettre que j'ai reçue de vous par ma cousine, et celle que je viens de recevoir, n° 4, datée du 18.
Vous paraissez dans votre dernière me reprocher un peu d'inconséquence, parce que je vous mande qu'il ne faut rien presser et que le temps seul et l'épreuve des maux qu'entraîne l'anarchie actuelle rétabliront la monarchie, et qu'en même temps je vous conseille de rester à portée des nouvelles et au lieu d'où, suivant les circonstances, vous pouvez prendre un parti. Préparer n'est pas agir ; rester près des frontières, y recevoir à temps tous les avis venant des provinces, y guetter tous les événement, être prêt à tout sans rien risquer d'inutile ou de dangereux, travailler surtout à ramener l'opinion par une conduite sage et prudente, sacrifier momentanément l'amitié et même l'amour à des intérêts aussi majeurs, voilà le sens de ma lettre, et cela ne me paraît pas inconséquent. Il est possible que je m'abuse dans ma manière de voir ; mais il est bien certain que je vous dis tout ce que mon coeur et mon esprit me dictent pour votre sûreté et votre gloire.
Il est certain encore que vous ne pouvez être décemment et sûrement qu'où vous êtes, en attendant les événements ; qu'on ne pourra croire que, dans la position où vous êtes, les curiosités de Rome vous attirent ; que tout le monde verra, jugera le vrai motif de votre voyage ; que vous passerez pour léger et qu'il faut ne pas l'être et ne le pas paraître dans les graves circonstances où vous vous trouvez ; que vous compromettrez absolument celle que vous aimez, et avec elle tous vos amis ; que vous serez indécemment et peu sûrement à Rome, où il n'y a ni police, ni force, ni punition des crimes ; que cette ville est remplie d'espions et de coquins prêts à tout ; que la lettre que vous avez reçue à Turin, où vous êtes bien gardé, vous annonce ce qu'on pourrait entreprendre ici. Voilà ce que j'ai dit à votre amie. Elle a commencé par me traiter bien mal ; je me suis aussi un peu fâché ; elle a fini par pleurer, et moi aussi ; nous nous sommes embrassés comme frère et soeur, et en effet c'est ainsi que je l'aime. Enfin elle a été de mon avis, et s'est décidée au sacrifice. Aurez-vous moins de force et de raison qu'elle, Monseigneur ? Il faut que l'amour soit la récompense et le dédommagement des grandes peines ; mais il ne faut pas que quelques jours de bonheur et de jouissance l'emportent sur les devoirs les plus importants. Voilà le langage de la franchise et de l'amitié. Je suis trop tendre pour n'être pas disposé à condescendre aux faiblesses de mes amis ; mais je suis trop honnête pour les tromper et les égarer, quand je suis frappé par d'aussi solides raisons.
Quant aux invitations qui vous sont faites d'aller à Naples, ne croyez pas à leur franchise. Je vous répéterai ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous mander : si vous voulez ménager l'Espagne (ce qui doit être votre objet essentiel), gardez-vous bien de vous ouvrir à la Cour de Naples, qui est en opposition marquée avec celle d'Espagne. C'est M. Acton qui conduit la Cour de Naples, et ce M. Acton est la créature de l'Empereur et du grand duc. On vous y caressera, on vous y pompera, on vous y trompera. La lettre que vous avez reçue de Vienne doit suffisamment vous éclairer. Votre loyauté, votre franchise, et, si j'ose le dire, votre inexpériences des astuces politiques vous feront donner dans les pièges qu'on vous y tendra.
Vous me mandez, Monseigneur, que vous avez toute confiance en moi. Certes je suis bien sûr (et je mourrais de douleur, si je n'avais pas cette certitude), je suis bien sûr, dis-je, que vous m'aimez, que vous m'estimez, et que vous ne me cachez rien ; mais je suis bien sûr en même temps que ce ne sont pas mes conseils qui vous décident, et je ne m'en plains pas car, de bonne foi, je ne me sens pas l'étoffe qu'il faudrait pour de pareilles circonstances. Plus je me sonde, plus je me trouve insuffisant en d'aussi graves conjonctures. De plus, mes opinions sont trop croisées par mes sentiments, et il en résulte une sorte d'incertitude, de cacillation dont je m'aperçois et dont je vous avertis.
Un objet cependant sur lequel je n'ai pas varié, et sur lequel vous avez pris un parti contraire à mon avis, c'est relativement à M. de Calonne. Personne au monde ne l'aime plus que moi, personne n'est plus convaincu de la supériorité de ses talents, de ses ressources, de son génie et de sa loyauté ; mais ici il faut considérer que l'opinion a tout fait, et qu'on ne peut avoir de succès qu'en ramenant l'opinion et les esprits égarés, en suivant un plan sage, mais lent. Est-ce donc l'homme que la calomnie a attaqué ainsi que vous qu'il faut mettre en avant, lorsqu'il s'agit de parler à l'opinion ? Les préventions du Roi et de la Reine ne seront-elles pas un obstacle éternel à ce qu'ils approuvent tout ce qui viendrait de lui ?
Vous vous abusez, si vous croyez pouvoir déterminer l'Espagne à se montrer, si vous n'êtes pas autorisé dans vos démarches d'une manière quelconque par votre frère. M. de La Vauguyon répondra ce qu'on répond ici : "Un ministre du Roi ne peut rien faire sans une autorisation légitime." Croyez-vous que M. de La Vauguyon devienne plus ardent, quand il saura le guide que vous avez choisi ? Croyez-vous que le bonhomme, qui a en Espagne la plus grande influence, ne sera pas aussi arrêté par ces motifs, lui qui sait que rien ne peut réussir à cette Cour sans M. de Florida-Blanca, à qui vous n'avez seulement pas écrit ? Prendre précisément pour guide celui que la Reine hait, que le Roi a sacrifié, n'est-ce pas donner l'occasion à vos ennemis de publier, d'accréditer que vous prenez parti contre le Roi ? Quoique assurément vos intentions soient bien pures, quoique vous ne vouliez travailler que pour la liberté du Roi et pour le salut de la monarchie, quel vaste champ ne donnez-vous pas à la calomnie, et que d'obstacles vous apportez à la réussite de ce que vous voulez entreprendre ? Voilà ce que je vous ai dit en partie, lorsqu'on a parlé de M. de Calonne, et voilà ce que son meilleur ami se croit, en l'honneur, obligé de vous répéter en ce moment. J'en conclus, Monseigneur, que vous m'aimez, m'estimez, ne me cachez rien ; mais que ce ne sont pas mes conseils qui vous décident. Ne croyez pas que je m'en plaigne, car je sens l'insuffisance de mes lumières ; mais je réponds ainsi à cet article de votre lettre. Au rests, vous pouvez vous servir de M. de Calonne pour des mémoires, des manifestes, et personne au monde ne les fera comme lui ; mais, s'il arrive à Turin, je crains que l'effet n'en soit funeste pour lui et pour vous.
Un autre objet encore très majeur. Vous étiez convenu que vous n'aviez rien à faire personnellement vis-à-vis de la Prusse, et que c'était à la politique d'agir en son propre nom et par ses moyens. Et cependant il me paraît que cette disposition sage n'a pas été suivie, puisque vous avez donné vous-même un mémoire au Roi, et que vous me mandez que vous agirez vis-à-vis de la Prusse, si le roi de Sardaigne l'approuve, comme vous avez lieu de l'espérer. Voilà un grand changement aux premiers projets et qui peut être dangereux. Vous devez vous souvenir que cet article fut bien débattu à Turin, et que la conclusion fut que c'était au roi de Sardaigne seul à agir vis-à-vis de cette puissance.
J'ai lu avec beaucoup d'attention l'arrêté de la Chambre des vacations du Parlement de Rouen, et je l'ai trouvé aussi sage que vigoureux. Remarquez combien ces magistrats sont occupés du soin de ne pas renouveler par une résistance anticipée les scènes d'horreur que la captivité du Roi rend encore plus à craindre. Ils cèdent en protestant, mais ils cèdent pour le moment, afin d'véiter de plus grands maux, et se préparent des moyens dans l'avenir pour reprendre toutes leurs forces. Voilà, ce me semble, le modèle parfait de votre conduite : préparer et ne pas risquer !
Parlons à présent de mes amis, et examinons ce que vous me mandez relativement à eux. Vous voulez toujours assimiler leur position à la vôtre, et, en quelque façon, eux à vous ; et cependant la distance d'eux à vous est immense, et la différence de leur position est sensible. Vous êtes le frère d'un grand Roi, tout près du trône, fixant sur vous tous les regards, occupé en même temps du salut de votre frère et de celui dela monarchie, pouvant beaucoup influer sur les événements, et par conséquent obligé de tout calculer et de tout sacrifier, l'amitié, l'amour même aux grands intérêts qui vous commandent. Mme de Polignac, quelque rôle qu'elle ait joué, n'est plus qu'une particulière, amie de la Reine, ne pouvant, ne devant former de voeux que pour le bonheur et la sûreté de sa bienfaitrice ; mais il faut qu'elle s'efface entièrement de la scène du monde ; voilà ce qu'elle est décidée à faire, et rien ne peut la tirer de ce qu'elle croit pour elle raison et devoir. J'entreprendrais en vain de changer ses opinions, vous le savez ; mais j'en appelle à vous-même, à votre loyauté : prononcez si elle peut agir, penser autrement. J'espère que vous me connaissez trop pour n'être pas bien sûr que, pour mon compte personnel, je ne fais aucun calcul, que je ne sais que suivre les mouvements de mon âme, lorsqu'ils ne compromettent que moi, et que je vous aime trop pour ne pas donner mille fois ma vie pour vous ; mais je ne peux disposer des sentiments, des devoirs et des intérêts de ma plus tendre amie, lorsqu'elle se trouve l'amie de la Reine sa bienfaitrice, et lorsque le Roi et la Reine sont dans un danger si imminent. Réfléchissez bien à ce que je vous exprime là, et faites-en la règle de votre conduite et du plus ou moins d'ouvertures avec mes amis.
Je communiquerai ma lettre à votre amie ; je la lui lirai tout entière, et j'espère qu'elle l'approuvera pour tout ce qui ne tient pas aux affaires politiques. Sur ce dernier point je peux me tromper, et j'ai si peu de confiance en mes faibles lumières que je suis loin d'insister pour la prépondérence de mes avis : mais j'ai dû vous dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, sans exiger, sans attendre même que vous en fassiez la règle de votre conduite. Je vous répète encore que je suis trop tendre pour être assez fort, trop pur peut-être pour n'être pas effrayé outre mesure de tout ce qui peut occasionner de grands malheurs ; que j'ai trop d'imagination pour ne pas voir trop de contraires à la fois ; je vous répète que mes opinions sont trop croisées par mes sentiments pour qu'il n'en résulte pas une sorte d'incertitude et de vacillation, dont je m'aperçois et dont j'ai la bonne foi de vous avertir. C'est d'après cette connaissance que j'ai de moi-même, que je n'ai jamais eu d'autre ambition que celle de vivre pour mes amis, et que je me suis senti incapable des grandes affaires pour lesquelles il faut plus de sagacité et de force que de sensibilité. Voilà ce que peu de gens savent dire d'eux-mêmes et ce que je rougirais de ne pas vous dire de moi ; mais sûreté, dévouement, tendresse inépuisable, voilà ce que vous ne trouverez nulle part comme dans mon coeur et jusqu'au terme de ma vie. Quant à l'adoucissement des peines de celle que vous aimez, aux soins de faire régner l'union que vous désirez, à mon occupation de tout ce qui peut lui être agréable, rapportez-vous-en à ma tendresse sans bornes pour vous et pour elle.

P.S. J'ai lu ma lettre ; on n'a point combattu ce qu'elle renferme ; mais on n'était pas en état de l'approuver sur l'article du non-voyage. J'y reviens encore, parce que je crois bien important pour votre gloire et pour votre succès que vous détruisiez l'idée injuste, mais existante, qu'on a de votre légèreté. Quand on verra que vous ne savez pas être de suite sédentaire dans le lieu que la décence vous a indiqué, où vous êtes à portée des nouvelles et des affaires ; que vous vous en éloignez avec la certitude d'être plus tardivement instruit de tout ce que vous avez tant d'intérêt d'apprendre promptement, on trouvera votre conduite inconséquente et légère ; on en devinera les motifs, et on mes déjouera, ainsi que vous et celle qu'on jugera l'objet de votre déplacement. Entre nous, Monseigneur, pouvez-vous, dans la situation critique, cruelle où vous êtes, traîner à Rome votre existence, avoir partout un maintien embarrassé ? Ah ! j'en souffrirais trop pour mon prince, pour mon ami ! Sauvez votre frère et votre pays, réchauffez tous les coeurs français, inspirez-leur confiance dans votre sagesse et votre courage, rétablissez la gloire et le repos de la France, et allez après recevoir partout le tribut d'hommages qui vous seront dûs ; mais jusque-là restez où vous êtes, à portée d'être instruit, de guetter tous les événements et d'air à propos. Calculez qu'on ne reçoit ici les lettres de France qu'au bout de quatorze jours et une fois par semaine, à Naples au bout de dix-huit ; que le courrier est souvent arrêté par des torrents impossibles à passer, que souvent, en hiver, les courriers sont retardés de quinze jours et même plus. Le cardinal a quelquefois reçu trois courriers à la fois. D'un de ces retards peuvent dépendre le destin de la France et la perte de votre gloire. Pouvez-vous balancer encore ? Si cela était, vous ne seriez pas appelé à de grandes destinées. L'Europe, le monde (vous le dites vous-même) ont les yeux ouverts sur vous.
Au reste, les événements se succèdent de manière, l'état des choses devient chaque jour si urgent que vous n'aurez pas la possibilité d'entreprendre ce voyage déplacé. Vous direz : mon ami m'a dit la vérité, il lui en a coûté pour me la dire autant qu'à moi pour l'entendre, et vous rendrez justice à mon coeur, au plus vrai, au plus tendre de vos amis.
On m'a fait voir la lettre de M. l'abbé Marie, qui s'est beaucoup plus ouvert que je n'avais osé le faire, n'ayant pas votre sanction pour cela ; j'ai vu aussi la réponse qu'on y a faite. On m'a dit : "Si j'avais des occasions sûres, je répondrais avec plus d'ouverture ; mais je n'ai pas de confiance aux courriers de poste." Ainsi profitez des occasions sûres, ou faites-en naître, si vous voulez des lettres franches. Songez que pour l'Espagne M. de Florida Blanca a tout le crédit, qu'il est haut et susceptible, et que, si vous ne vous êtes pas adressé à lui, votre affaire est manquée, et vous aurez une réponse dilatoire, et peut-être même sèche.
On a répandu ici le bruit et mis dans la Gazette de Florence que vous vous êtes embarqué sur un vaisseau danois pour l'Espagne, après avoir passé peu de jours à Gênes.
Ah ! qu'il serait intéressant qu'en Dauphiné M. Mounier fût ramené à la bonne cause ! Voilà ce qu'il ne faut pas négliger.
Je m'aperçois que j'ai laissé une feuille blanche par étourderie. Je numérote les pages pour que cela ne vous trompe pas. Je finis, parce que depuis deux jours j'ai la fièvre pendant la nuit, et un grand mal de tête et de gorge. Mon coeur est si malade que ma santé s'en ressent beaucoup.

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