M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 5 décembre 1789
- n° 12

Je n'ai pu répondre en détail à vos dernières lettres, Monseigneur, par l'occasion du comte de Nicolaï, parce qu'elles sont arrivées trop tard ; et d'ailleurs je ne puis que vous répéter tout ce que ma franchise et mon vif et tendre attachement pour vous m'ont dicté dans mes précédentes lettres. J'ai même cru m'apercevoir qu'une partie de mes raisons contre votre projet de voyage à Rome a déjà fait impression sur vous, et que vous rendez justice au sentiment qui m'a animé en vous écrivant. Nous avons à présent la certitude que l'Assemblée Nationale a ici quatre correspondances suivies, courrier par courrier, et que c'est le lieu de l'univers que vous devez le plus éviter. Il paraît à Rome deux nouveaux libelles infâmes envoyés de Paris contre vous ; un d'eux a pour titre : "Judas Iscariote, ou le comte d'A en France." Nous y sommes tous très maltraités ; c'est ainsi qu'on veut préparer ici les esprits pour votre arrivée. Ah ! de grâce, ne faites pas une pareille faute ! Je ne saurais trop vous le répéter.
Vous me dites de tout préparer pour le succès de votre voyage. Que puis-je faire que je n'aie déjà fait ? Parler de vous comme j'en pense, combattre les calomnies, vous peindre tel que je vous porte dans mon coeur, vous ne doutez sûrement pas que je m'y sois livré avec la chaleur que vous me connaissez. J'ai besoin de parler de vous, et je n'en peux parler qu'avec mon âme ! Ainsi j'ai suivi mon penchant et bien rempli mon devoir. Aussi ce n'est pas la bonne compagnie de Rome que je crains ; ce sont les scélérats que je redoute, et ils sont ici en grand nombre. Songez que vous êtes la sauvegarde du Roi, de la famille royale et de la monarchie. Ces mots contiennent tous vos devoirs. Votre voyage serait déplacé, imprudent, indécent dans les circonstances sérieuses où vous êtes ; il faut avoir le maintien grave de votre position et éviter Florence et Naples, où vous ne pourriez vous dispenser d'aller si vous veniez ici. Montrez, si vous le voulez, ma lettre, mes lettres au Roi, et qu'il prononce !
Au surplus vous n'aurez ni la volonté ni la faculté de venir ici ; les événements se préparent et vous retiendront. Le bruit se répand que Paris vous réclame, et attend le retour des Princes. C'est à cette époque qu'il sera indispensable de faire un manifeste qui contienne les motifs de votre refus, vos principes, et l'explication de votre conduite passée, présente et à venir. Il faut que ce manifeste soit fait avec la dignité qui vous convient, et avec l'âme et la loyauté qui vous caractérisent ; il faut y parler à toutes les classes de citoyens, prouver au peuple que vous voulez son bonheur, y montrer un grand respect pour la religion, le Roi et les lois ; il faut y penser d'avance, le préparer ; il faut que M. l'abbé Marie le fasse, le digère, et le communique par une occasion sûre, ou par un exprès au bonhomme. Le premier pas est peut-être le plus important de tous, puisqu'il pourra avoir beaucoup d'influence sur les opinions. Effacez toute idée de légèreté sur votre compte. Tout injuste que soit cette réputation, je dois vous dire que vos ennemis vous l'ont donnée, et qu'il faut par votre maintien, par vos démarches, par vos écrits la détruire. Il faut inspirer la confiance par une contenance noble, courageuse et grave.
N'avez-vous aucune correspondance avec Bouillé ? Il serait bien important d'en établir une. C'est un de ceux dont la fidélité, la fermeté se sont les mieux démontrées. Il est ami d'Esterhazy et fort lié avec le maréchal de Broglie, dont le nom est imposant ; voilà ce qu'il ne faut pas négliger. Mais contentez-vous de tout préparer, d'être instruit de tout, d'être prêt à tout, et ne précipitez rien, ne risquez rien. Les positions personnelles du Roi et de la Reine vous en imposent la loi et doivent diriger toute votre conduite. Tout serait mal interprété, si vous faisiez une imprudence qui fît redouter un nouveau malheur et le plus affreux de tous. Vous êtes bien pur, vos intentions sont pures ; mais cela ne suffit pas : il faut que la méchanceté ne puisse pas mordre sur vos motifs et vos démarches.
Je suis fâché que vous ayez envoyé vous-même où le roi de Sardaigne seul aurait dû agir en son nom ; mais, quand les choses sont faites, il faut enfoncer son chapeau.
Armand est encore malade comme il l'a été en Suisse.
Il est mieux aujourd'hui, et j'espère que cela n'aura pas de suite. En tout, le climat ne réussit pas à notre colonie, et j'en suis le plus incommodé de tous. J'ai bien de la peine à me ravoir. Ah ! c'est que ma tête et mon coeur travaillent trop ! Mes nuits sont agitées, et mes digesions laborieuses. Depuis quinze jours surtout, mon imagination fait un terrible chemin, et je crois que c'est de chagrin de vous avoir contrarié. Je compte pour me distraire faire une course à Naples. J'aurai l'honneur de vous prévenir à temps, afin que vous ne m'écriviez, pendant que j'y serai, que ce que vous voudrez bien qu'on lise, car les lettres sont toutes lues et copiées à la poste et mises sous les yeux de la reine de Naples.
L'arrivée du courrier de Gênes fait ici courir la nouvelle que le Roi et la Reine et M. le Dauphin sont partis de Paris, et que M. La Fayette a été grièvement blessé. Je ne crois pas à ce bruit ; mais il redouble cependant mon impatience pour l'arrivée du courrier de France.
Le duc de Guiche et mon cousin viennent d'arriver. Ils ont pressé leur marche à cause de l'accident qui était arrivé à Pauline et qui inquiétait mon cousin. Je n'ai pas encore pu causer avec celui-ci ; mais je vous remercie bien, Monseigneur, de votre bonté et de votre indulgence pour lui ; il est et sera toujours un enfant.
Le départ du baron de Choiseul fait ici bien du bruit, et est interprété de vingt manières. Les affaires du Brabant prennent une tournure bien grave ; les patriotes sont maîtres de Gand et de Bruges, et une partie des troupes a été massacrée. Est-il vrai que Nassau va vous rejoindre ?
Adieu, Monseigneur, recevez avec votre bonté ordinaire tous les voeux, le respect et la tendresse de votre fidèle serviteur.

P.S. Envoyez-moi, je vous prie, vos lettres par le courrier de la Cour, sous double enveloppe, à l'adresse de M. le chevalier de Priocca, ministre de Sardaigne à Rome.
Je joins ici une lettre de compliments pour Sérent.

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