M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Chambéry, 6 octobre 1789

Je reçois votre lettre en arrivant ici, Monseigneur, et je m'empresse d'y répondre. Elle vous arrivera vendredi, et nous n'arriverons que dimanche à Turin. C'est samedi que nous passerons le Mont-Cenis. M. de Maligny, chargé des affaires à Genève, en l'absence du baron, a dû lui écrire pour l'instruire de notre marche. Nous avons pris des voiturins, qui nous quitteront à Lanslebourg, et nous espérons que le baron nous aura fait trouver des chevaux à la Novalaise, d'où nous irons en poste jusqu'à Turin, si nous trouvons suffisamment de chevaux, ou par les voiturins que le baron nous aura envoyés, s'il le décide ainsi. Nous espérons aussi qu'il nous aura fait préparer nos logements pour dimanche à Turin.
Revenons à votre lettre, qui m'a attendri jusqu'aux larmes. Il y règne un ton de sensibilité et de raison aussi aimable qu'estimable ; mais la mélancolie y perce aussi et, mon coeur en est attristé. Je conçois, connaissant votre âme, qu'elle ait été déchirée en prononçant des réformes, et que vous vous soyez livrés à de vifs regrets sur le passé. Ce que vous appelez vos fautes sont celles des bons coeurs, et vous pouvez vous en repentir, mais non en rougir. Le malheur est une grande leçon pour les princes, et vous en tirerez un grand parti pour le reste de votre vie. Je ne sais pourquoi, mais j'ose espérer que vous serez heureux, qu'on rendra justice à la loyauté, à la pureté de vos intentions, et que de beaux jours succéderont à ces jours d'orage.
Il me paraît par les dernières nouvelles que l'Assemblée Nationale est à bout de voix, et qu'elle prend enfin le sage parti de laisser faire M. Necker. Malgré les raisons que j'ai de ne pas aimer ce ministre, puisqu'il est l'ennemi de mon ami, je fais des voeux bien ardents et sincères pour son plein succès. Toutes les préventions personnelles doivent disparaître devant le grand intérêt de la gloire du Roi et du bonheur public ; la position de M. Necker est telle que sa réputation et sa sûreté personnelle sont plus que compromises, s'il ne rétablit pas l'ordre et l'autorité légitime. Il ne peut donc pas ne pas vouloir le bien de bonne foi ; il est donc en ce moment l'homme nécessaire.
Quel plaisir j'aurai de vous serrer dans mes bras ! Mes amis partagent bien mon impatience. Ils vous présentent tous leurs bien tendres et bien respectueux hommages. Nos dames soutiennent bien les petites fatigues du voyage. Que de choses nous aurons à nous dire, et que nous aurons peu de temps pour nous tout dire ! Mais nous nous reverrons encore, et vous savez que partout je suis à vous entièrement et à toujours.

Ce qui suit est de l'écriture de Mme de Polignac.
Je ne veux pas laisser partir la lettre sans dire à mon cher prince combien je l'aime, et combien je serai aise de le revoir et de l'embrasser. Nous espérons arriver pour dîner, je ne sais où ; mais nous nous flattons bien de vous voir beaucoup le temps que nous resterons à Turin, d'autant qu'en vérité nous n'y serons que pour vous y voir.
Remerciez pour nous le baron de la magnifique réception qu'il nous a faite à Carouge ; son chargé d'affaires est fort aimable et a fort bien rempli ses intentions.

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