M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 7 novembre 1789 - n° 7
Je n'ai pas pu avoir l'honneur de vous écrire plus tôt depuis mon arrivée à Rome, Monseigneur, parce que la poste ne part pour Turin que le samedi, et nous sommes arrivés ici le samedi au soir, après le départ du courrier. Nous avons eu un temps infernal pendant toute notre route, ce qui a augmenté la fatigue du voyage. Mme de Polignac a, dès le lendemain de son arrivée, été prise d'un très gros rhume, qui l'a forcée de garder sa chambre ; mais elle a pu recevoir des visites, et déjà la figure et la douceur de la mère et de la fille ont charmé tous ceux et toutes celles qui les ont vues. Leurs succès me paraissent déjà assurés.
Les dernières nouvelles de France commencent à dessiller les yeux prévenus et à inspirer de l'horreur contre les conspirateurs du repos public. Voilà un nouvel ordre de choses, Monseigneur, et je suis plus d'avis que jamais que c'est de l'indignation même des provinces que peuvent et doivent dériver les remèdes aux maux de la France. En se pressant trop, on mettrait en danger le salut du Roi et de l'Etat. Tout ce qui viendra de l'intérieur sera légitime ; tout ce qui viendrait de l'extérieur paraîtrait criminel, quelque pures que fussent les intentions.
J'ai en vain tenté de sonder les idées du cardinal. Il est de la plus grande réserve ; mais il me paraît qu'il n'attend que du temps le retour de l'ordre et de l'autorité légitime. Il me paraît aussi qu'il n'approuverait pas que vous vinssiez en Italie vous montrer dans ces circonstances, et que vous ne pouvez être décemment qu'en Espagne ou à la Cour du roi votre beau-père. Sur cela, je suis pleinement de son avis.
J'ai encore démêlé que tout ce qui viendrait à la Cour d'Espagne, d'après l'autorisation du Roi votre frère, y serait bien reçu ; mais ce qui n'y viendrait que de la part des Princes
n'y aurait pas le même succès.
Vous me mandez que vous aurez peut-être une commission à me donner pour Naples, et je suis obligé de vous prévenir que je n'aurais pas de moyens pour la remplir, autrement que par l'ambassadeur lui-même. D'ailleurs Naples et Madrid ne marchent pas du même pied, et il suffirait d'avoir fait des ouvertures à la Cour de Naples pour prévenir défavorablement celle de Madrid. Voilà ce qu'il était important que vous sussiez.
Quant à la Cour de Parme, elle n'a pas de moyens, et de plus cette Cour, ainsi que celle de Naples, sont livrées à l'influence de l'Empereur.
Nous avons reçu hier par Gênes l'adresse de la ville de Lyon, et on mande qu'elle a été envoyée par cette ville à plusieurs provinces. Cette pièce a été jugée ici un chef-d'oeuvre de sagesse et de patriotisme éclairé. Voilà, selon ms faibles lumières, les vrais remèdes à nos maux ; les moyens étrangers me paraissent à présent bien dangereux et peu légitimes ; et l'incident de M. le duc d'Orléans me confirme encore dans ce sentiment.
J'ai eu l'honneur de vous écrire de Parme, et je n'ai reçu depuis mon départ de Turin qu'une seule lettre de vous, à Florence. A commencer de cette lettre, je les numéroterai toutes à l'avenir, pour savoir si elles vous parviennent. Je vous supplie d'en faire de même.
Nous savons, par une lettre que Mme de Guiche a reçue de Turin, que le départ de Mme de Polastron et de Mme de Vaudreuil a été retardé, et qu'elles ne peuvent être ici que dans huit jours. Vous nous aviez annoncé un courrier qui n'est pas venu, et qui, je pense, ne viendra qu'après l'arrivée des deux voyageuses. Voilà le calcul que j'ai fait sur cela, et je ne crois pas m'être trompé.
Rome est bien imbue des principes répandus dans tous les écrits qui ont inondé l'Europe, et je serais très-fâché que vous y vinssiez, pour bien des raisons. Croyez-en le plus fidèle de vos serviteurs, à qui cette privation sera bien sensible ; mais il faut savoir se soumettre aux circonstances.
J'attends de vos nouvelles et le premier courrier de France avec une bien vive impatience. Qu'aura produit le départ de M. le duc d'Orléans ? Un grand bien, ou de nouvelles horreurs ; et cette alternative est bien cruelle.
Le cardinal fait le plus grand cas de M. l'abbé Marie, je vous en préviens.
Adieu, Monseigneur ; vous savez si mon âme est franche, sensible et fidèle, et qu'elle vous sera dévouée jusqu'au terme de ma vie.
retour vers la correspondance de M. de Vaudreuil
|