M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Berne, 8 septembre 1789

J'ai reçu avec une extrême sensibilité, Monseigneur, votre aimable lettre datée de Schaffouse ; mais elle m'a fait plaisir et peine. Les lettres sont les conversations des absents, et je ne m'accoutume pas à votre absence. Je vous jure que la preuve d'attachement que je donne à mes amis en restant avec eux sans vous est aussi forte que celle que je vous ai donnée en partant avec vous sans eux ; mais vous savez nos conventions, et je vous les rappelle : au moindre mot, je vole auprès de mon cher prince.
Mme d'Aumont est arrivée hier et a apporté à Mme de Polignac une très aimable lettre de la Reine. Quant aux nouvelles, il est difficile de les savoir dans l'exacte vérité de la bouche d'une démagogue, et Mme d'Aumont en tient. Elle convient cependant que tout ne va pas au mieux possible. Il avait pris une forte envie au Palais-Royal d'aller chercher le Roi à Versailles pour le mener à Paris, et M. de La Fayette a eu beaucoup de peine à empêcher l'exécution de ce projet ; il en est cependant venu à bout pour cette fois ; mais il est fort à craindre que cette tentative ne se renouvelle ; cela fait frémir. ce qui a donné lieu à cette insurrection, c'est que le clergé et la noblesse à l'Assemblée nationale se sont réunis, et ont entraîné une partie du tiers pour que la sanction royale fût nécessaire à la validité des lois, et pour donner au Roi tout le pouvoir exécutif. Paris, qui depuis longtemps s'est emparé de ce pouvoir exécutif et exécuteur, puisque le peuple s'y est fait bourreau, ne veut pas consentir au rétablissement de l'autorité royale. On craint, ou que l'Assemblée nationale ne cède à la peur qu'elle a de Paris, ou qu'il n'y ait beaucoup de sang répandu, si elle tient bon.
Parlons à présent de vos amis. L'harmonie la plus parfaite règne ici, et je n'ai pas eu besoin de m'en mêler. J'ose vous répondre que cette harmonie durera toujours, et j'en ferai ma principale et douce affaire ; soyez parfaitement tranquille à cet égard.
Nous avons depuis deux jours un temps horrible, et nous en concluons qu'il serait absolument impossible de rester ici l'hiver. Les mêmes projets pour l'Italie subsistent et ils sont raisonnables. Vous serez instruit exactement de tout.
Mme la comtesse d'Artois a dû partir avant-hier de Paris pour vous aller rejoindre. Si cela est, elle arrivera à Turin en même temps que vous.
On dit beaucoup de mal à présent de Monsieur ; on l'accable de libelles abominables ; on publie que ses affaires sont bien plus mauvaises que les vôtres ; on dit que vous êtes un loyal étourdi, et qu'il est un lâche hypocrite. Voici les gentillesses dont s'occupent les folliculaires, libellistes, écrivailleurs? Oh ! l'abominable race ! On disait que Monsieur allait partir et vous rejoindre à Turin ; mais Mme d'Aumont nous assure que cette nouvelle n'est pas vraie. Ah ! que je plains le Roi, la Reine et Mme Elisabeth dans cette affreuse position ! La défection des troupes est générale dans le royaume. On dit qu'à Lille ce sont les officiers de la garnison qui se sont assemblés pour demander à l'Assemblée Nationale, et non au Roi, une augmentation de paie pour les soldats, que les compagnies fussent aux capitaines, et qu'on montât aux grades par ancienneté.
Je pleure nuit et jour de la dégradation de ma folle patrie et des malheurs de la Maison royale, pour la gloire de laquelle je donnerais tout mon sang ; vous croirez aisément à mon dévouement pour elle, puisque c'est me dévouer pour vous.
J'espère que vous nous écrirez encore en route, et que nous aurons exactement de vos nouvelles.
Si mon corps ne vous a pas suivi, mon âme et mes voeux vous accompagneront partout et en tout temps.

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