M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 10 avril 1790
- n° 30

Ma dernière lettre, Monseigneur, renferme tout ce que je pouvais vous dire dans celle-ci, et nous persistons tous à penser que, si le sacrifice eût été entier, vous auriez fait une action belle, courageuse et profitable pour votre bonheur à venir et celui de votre amie ; mais qu'un retard de quinze jours n'eût été qu'un supplice en pure perte et sans aucun avantage. Quant au sacrifice entier, vous seul auriez pu le faire et l'obtenir. Vous avez l'air, dans une partie de votre lettre, de désirer que je travaille à obtenir ce sacrifice entier, et dans l'autre partie vous m'en ôtez tous les moyens et le désir, en me peignant quel sera votre désespoir et en m'assurant que, si votre amie était trop affligée, malade, vous seriez capable de tout quitter pour voler à elle, et que vous renonceriez à tout autre devoir. Ces mots ont anéanti toute ma force, et je n'ai fait aucun effort pour obtenir ce sacrifice que vous seul auriez obtenu.
Elle partira donc aujourd'hui même. C'est à vous à présent à vous occuper du destin de sa vie entière. Sa réputation est en vos mains et je vous confie ce précieux et sacré dépôt. Point d'établissement fixe, point de maison de campagne ! Ne changez rien à votre manière de vivre, et qu'elle parte le plus tôt possible ou pour Milan, ou pour la Suisse. Un trop long séjour à Turin vous ferait un grand tort dans l'opinion et la perdrait sans retour. J'en ai dit assez à un prince trop loyal pour être personnel, et il ne fera pas un abus impardonnable du dévouement total de l'amie la plus intéressante.
Je la vois partir avec une vraie et profonde douleur. Je me sens plus que jamais attaché à elle, parce que j'ai eu plus d'occasions de connaître ses grandes qualités, son âme, et la vérité de son sentiment. Saint-Paterne la suit ; si vous en avez besoin gardez-le. C'est un homme bien sûr et plein d'honnêteté et d'esprit ; s'il ne vous est pas utile, renvoyez-le moi. Mme Le Brun est allée passer son été à Naples. En voyant partir tant d'êtres chers, je me sens m'en aller par insensible transpiration. Les chaînes de mes amies qui restent vont encore être augmentées par le soin de tous les moments d'une belle-fille à garder, à élever. Aussi ma tristesse redouble et ma santé se détruit sensiblement. Soyez heureux du moins ! Que j'aie encore quelques moments à jouir de votre bonheur, et je dirai après : Nunc dimitte servum tuum, Domine. Mais que ce moment est encore éloigne ! Arriverai-je jusqu'à cette époque ? Je ne l'espère pas.
Je suis bien impatient de savoir quel est l'homme qu'on vous envoie et ce qu'il aura à vous dire. S'il vient vous apporter des moyens de briser les fers de vos augustes parents, Dieu soit loué ! Mais je crois qu'il vient pour vous lier les mains, et alors, quoi que vous en disiez, vous ne pourrez rien faire. Les servir malgré eux est impossible ; car alors vous seriez un rebelle et responsable de tous les crimes que vos efforts feraient commettre, et auxquels ils serviraient de prétexte. Et d'ailleurs vos efforts seraient impuissants. L'ivresse est encore trop grande, trop générale ; toutes ces municipalités revêtues d'un pouvoir qui les flatte vont être dans l'enchantement de la vanité. Le décret sur les colonies a apaisé, contenté les villes de commerce. La destruction de la gabelle va enivrer de joie les habitants des campagnes. Tous seront ravis, égarés dans les premiers moments ; et il serait bien dangereux, bien maladroit de tenter quelque effort qui rallierait contre vous la France entière. Mais il arrivera une époque où ces municipalités abuseront de leur pouvoir ; où les impôts détruits seront remplacés par d'autres encore plus onéreux ; où tous ces pouvoirs divisés seront sans force, sans ensemble, sans unité ; où on sentira encore plus l'horreur de l'anarchie, puisqu'à présent on a l'espoir de la voir cesser et qu'alors cet espoir n'existera plus. Les moyens cachés et sûrs de tout le clergé, ceux des Parlements, d'un bout à l'autre du royaume, feront d'insensibles progrès ; les troupes seront honteuses d'être soumises à des bourgeois après avoir été uniquement obéi à un Roi. Les esprits ainsi préparés, toute tentative est sûre et l'ordre renaîtra par l'épreuve du malheur. Vous avouez vous-même que, sans la base de l'Espagne, tous vos projets s'écroulent ; et moi, j'ose vous dire que l'Espagne n'ira pas à beaucoup près si vite que vous l'imaginez. Les Espagnols sont lents par nature, et la démarche du Roi à l'Assemblée, toute contrainte qu'elle est dans le fond, met dans d'étranges embarras, vous, tous les princes de sa maison et tous ses fidèles serviteurs. Cette réponse de Bouillé, qui vous a tant irrité, a été la suite nécessaire de cette démarche. Si M. de Montmorin parle et agit plus fortement, c'est qu'il est moins prudent, car je les crois tous les deux remplis des meilleures intentions, mais chacun avec son caractère.
Vous avez sans doute lu la réponse de M. Dudon à l'Assemblée Nationale. Il est bien intéressant de savoir quelle sera la suite de cette affaire, car elle est majeure.
Je suis enchanté de la brochure que vous m'avez envoyée ; il est adroit d'avoir opposé le maître lui-même (J-J. Rousseau) à ses prétendus écoliers.
Et cette lettre de M. de La Fayette est incroyable ! Que de choses faites pour ouvrir les yeux, et cependant l'aveuglement subsiste !
Aucune nouvelle de l'Espagne jusqu'à présent, ou, s'il y en a, on ne me les dit pas.
Instruisez-moi si on a trouvé l'homme que vous avait envoyé M. de Maillebois. Voyez comme la trahison est partout, comme le crime veille. Redoublez de prudence.
Adieu, Monseigneur, recevez toujours de même le plus pur, le plus vrai, le plus tendre de tous les hommages.
Votre amie part bien contente de ses parents ; ils ont été en effet parfaits pour elle.

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