M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 10 juillet 1790
- n° 43

Par un malentendu de nos gens que nous avions envoyés à Venise pour recevoir nos lettres, votre paquet ne nous est remis que peu de temps avant le départ du courrier. Ainsi j'aurai le chagrin d'écrire brièvement par cette poste, ayant passé beaucoup de temps à déchiffrer.
Ce que M. de Miran vous a rapporté vous prouve combien il eût été absurde de compter absolument sur le Languedoc. La division y est, et pour réussir il faudrait des troupes et de l'argent. La conduite de M. de Miran est aussi prudente que franche et donne autant d'opinion de son esprit que de son coeur ; je suis fort aise qu'il soit à votre comité.
Je ne puis croire que le Roi soit à un tel degré d'apathie, et son silence, son abandon apparent me donnent quelque espoir.
La journée du 14 aura, de façon ou d'autre, de grandes suites, et les derniers coups portés à la noblesse ne peuvent pas manquer de réveiller l'honneur engourdi.
Il me paraît que vous n'êtes pas instruit que M. de Florida-Blanca a été assassiné à Madrid par un Français. La blessure n'est pas dangereuse ; il a été sauvé des coups de l'assassin par le courage d'un brave et fidèle serviteur qui s'est jeté sur le scélérat, l'a arrêté etl' a empêché de se percer lui-même. On tirera de grandes lumières de cet événement, et ce crime va exciter la colère de l'Espagne et de Florida-Blance.
Florida-Blanca a eu des embarras personnels, qui l'ont empêché de hâter ses projets ; mais je le crois dans de bons principes, et, si Pitt ne vous trompe pas, j'en concluerais qu'il est très-possible que Florida-Blanca et Pitt s'entendent.
Permettez à un fidèle ami de vous recommander des précautions qui ne sont pas dans votre caractère, mais qui deviennent le plus sacré de vos devoirs. Ce sont des scélérats qui conduisent tout ceci, et les armes ne leur coûtent rien. Puisqu'ils ont attaqué M. de Florida-Blanca, qui est moins important que vous, que n'a-t-on pas à craindre de leur férocité ? Ne sortez jamais seul : donnez-nous cette assurance, sans laquelle nous serons dans de perpétuelles alarmes.
Je partirais à l'instant même pour vous rejoindre, et si je n'étais retenu par le besoin impérieux qu'on a de moi ici, par la certitude d'être averti à temps et de vous rejoindre en trois jours, et par l'utilité dont je suis et dont je pense être à vos amis et à votre amie.
Une autre raison me retient encore ; c'est la crainte de vous faire prendre un mauvais parti. Quel que soit celui que vous prendrez, ma vie est à vous, et votre sort décidera du mien ; mais, je vous le répète encore, j'ai trop peu de confiance en mes lumières pour oser et vouloir vous décider sur le parti à prendre. Je vous ai dit et redit quelle est ma manière de voir ; elle a été décidée et fortifiée par les lumières et les conseils du bonhomme, et il en sait plus que moi ; entreprendre sans moyens, c'est détruire à l'avance tous ceux qu'on peut espérer et entrevoir dans l'avenir. Il m'est impossible de voir autrement, e je suis convaincu que tout ceci finira par une réunion des puissances intéressées qui se prépare en ce moment.
Si le Roi ne s'échappe pas, tout sera plus long, mais non désespéré. Dans le cas contraire, tout sera bientôt rétabli dans l'ordre.
Nous n'avons reçu aucune lettre de France par le courrier, et il y a tout à parier qu'elles ont été interceptées. Je m'attends à n'en recevoir aucune d'ici à la fin de cet éternel mois. Nous ne serns instruits des événements que par vous. Le retard de votre paquet, joint à ce que nous n'avions aucune lettre de France, nous avait jetés dans un trouble impossible à peindre. Tout ce que notre imagination nous présentait de calculs, de raisonnements et de malheurs ne peut se décrire.
N'écrivez pas toutes vos lettres en chiffres, premièrement parce que nous ne sommes pas habiles à déchiffrer, et secondement parce que, si une lettre entière était en chiffres, elle pourrait être arrêtée ou à Milan ou ici. Mais écrivez en chiffres les phrases importantes, et avec du travail nous les entendrons.
Quel est donc, en Angleterre, l'associé de Calonne ? et qui est-ce que gg. ? dont vous me parlez dans votre autre lettre et qui n'est pas dans le chiffre ?
Je joins à cette lettre un mémoire, dont vous reconnaîtrez l'auteur et qu'il m'a prié de vous envoyer. Il renferme un plan que M. de Las Casas enverra à M. de Florida-Blanca ; mais n'en ayez pas l'air instruit, parce que l'amour-propre de Florida-Blanca l'empêcherait d'adopter des idées qui viendraient de vous (tel est son caractère) , et il sera plus à son aise vis-à-vis de celui qui le lui envoie. Vous me direz votre avis sur ce mémoire.
Nous avons été si troublés du retard dont je vous ai parlé, que, pour mon compte, je n'ai pas ma tête, et je m'aperçois qu'il y a peu d'ordre dans mes idées, joint à ce que je ne me porte pas bien.
Donnez, je vous prie, quelque marque de confiance à Bombelles ; il vous est très-dévoué et craint que vous n'ayez pas assez de confiance en lui, quoique je l'assure du contraire ; mais il s'aperçoit que je ne lui dis pas tout.
Je compte beaucoup sur le zèle du Salon français et je ne doute pas qu'il entreprenne quelque chose de grand et ne fournisse de l'argent, en outre. Mais prenez bien garde à la sûreté des correspondances. M. Tissard est parti ! Je voudrais bien le savoir revenu, et je crains bien qu'on ne l'arrête. Il est parti du 27, avec Mme de C... Il est aussi sûr, mais moins prudent que celui qui m'a apporté votre paquet. Il se fera tuer plutôt que de lâcher ce que vous lui avez confié ; mais il ne serait ni aussi fort ni aussi leste que l'autre pour se défendre ou se sauver.
Il est clair que l'Assemblée va autant au delà du but par excès de peur, et il n'y a pas une de ses démarches qui ne le prouve. La plus légère opposition l'arrêterait tout net ; mais il n'y en a encore eu d'aucun genre. Cela est inconcevable. Si en effet le Roi se fie à La Fayette, tout est perdu ; mais si ce n'est qu'un semblant, cela est sage, profond, et pourra être fort utile, et, en vérité, je le crois puisque zz. existe.
Beaucoup d'argent, bien dirigé, rétablirait tout. Mais je vois jusqu'à présent plus de promesses que d'effet.
Si vous aviez quelque chose d'important à nous mander que vous ne voulussiez pas confier à la poste, les courriers ne feraient pas ici tant d'effet qu'à Rome. D'ailleurs ils viendraient par Padoue à Mestre et de là, à Carpenedo, sans passer par Venise.
Je finis, parce qu'en vérité, je sens que mes idées sont décousues, et parce que je souffre de la tête aux pieds. Je ne sais pas vivre en pareille position, mais croyez que je saurai bien mourir pour vous. Donnez-m'en donc l'occasion.

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