M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, ce lundi matin, 11 octobre 1790
- n° 65

Nous profitons, Monseigneur, du départ de M. le comte de Bagnols, résidant de S. M. Sarde à Venise, et qui va à Turin par congé, pour vous donner de nos nouvelles. C'est le seul motif de cette lettre, car je n'ai rien à ajouter aux raisonnements, déraisonnements, calculs ou rêveries de ma dernière lettre.
Le comte de Bagnols est un très galant homme, e vous lui devez quelques remerciements du zèle et de l'exactitude qu'il a mis dans la réception et la remise de vos lettres.
La santé de votre amie est meilleure depuis l'application des sangsues, et, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander, ses petites incommodités tiennent bien plus aux agitations de son âme qu'à un dérangement physique.
M. Tissard a mandé ici que presque tous les Français qui sont à Turin, voyant qu'il n'y a rien à faire dans le moment, vont voyager en Italie, et qu'il restera peu de Français à Turin pendant l'hiver. Je n'en suis pas du tout fâché ; vous serez plus libres de tous vos mouvements et vous n'aurez plus à redouter la chaleur et les indiscrétions d'un si grand nombre de jeunes gens réunis. Je suis bien sûr qu'au premier signal ils se rallieront tous à votre panache, blanc comme votre âme.
Quand j'aurai reçu des fonds, après le retour du duc de Polignac, j'irai sûrement faire une course à Turin ; je brûle du désir de voir mon cher prince, de le serrer dans mes bras. Deux heures de conversation valent mieux que des écritures. Le geste, le regard, les inflexions de la voix donnent de la physionomie aux paroles et la vie aux pensées. Que de choses nous aurons à nous dire, malgré tout ce que nous nous sommes écrits !
Je crois que l'hiver sera bien orageux en France et surtout dans la capitale ; mais le retour à l'autorité sera encore bien long, si le Roi ne se détermine pas enfin à briser ses chaînes ; tout sera au contraire promptement rétabli, si le Roi quitte Paris et veut un seul instant préférer quelques risques momentanés à des périls prolongés et à la honte.
Méditez l'article que j'ai copié dans ma dernière lettre de celle du bonhomme ; il renferme beaucoup d'objets politiques parfaitement traités et des maximes bien sages. Voilà, croyez-moi, l'homme qu'il faudrait appeler immédiatement après que le Roi aura recouvré sa liberté. Cet homme a une grande réputation dans tous les cabinets de l'Europe, une prodigieuse connaissance des hommes et des formes ; il est fort estimé de tous les parlements, et je vous jure que son esprit et son coeur sont jeunes ; malgré son âge, il a une santé parfaite, ne dort que trois heures dans les vingt-quatre heures, écrit cent pages de suite sans lunettes ; il est ami intime du roi de Suède, de M. de Florida-Blanca, révéré par M. de Kaunitz, et aura une influence personnelle fort utile au rétablissement de la France. Qu'il ait le timon des affaires, ayant composé un fort minisère, Calonne aux finances, l'évêque d'Arras aux sceaux, M. de La Vauguyon aux affaires étrangères, M. de La Porte à la marine, M. de Sartines au département de Paris et de la maison du Roi, et au département de la guerre (vous allez peut-être étonné) le chevalier de Coigny, et alors, en peu de temps, la France aurait repris tout son éclat. Mais ce sont encore là des rêveries, tout raisonnable que cela est ; car comment faire entendre aux hommes, et surtout aux rois, ce qui leur est utile ?
Réfléchissez à ce que j'ai eu l'honneur de vous dire relativement a séjour de l'Empereur à Venise.
Recevez, Monseigneur, mes voeux, mes hommages et mon tendre dévouement.

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