M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 12 juillet 1790
(Surveille du 14) - n° 44

Cette lettre sera de vieille date, quand vous la recevrez. Elle vous sera remise par Victor, coureur du comte Jules, qui va à Turin conduire un des gens de la maison, qui est attaqué de la poitrine et qui a voulu revoir ses parents en Savoie. Elle est écrite depuis le départ du courrier du 10, et c'est du moins causer un moment en liberté avec vous.
Puis j'ai réfléchi à l'ensemble de tout ce que vous me mandez, et moins je désespère d'un retour à l'ordre plus prochain que vous ne le croyez. Je suis fort loin de désapprouver, comme vous le faites, le refus que le côté droit a fait de recevoir parmi eux les enragés qui voulaient s'y placer lors de la motion contre la noblesse. Ce refus prouve d'abord une énergie que je suis enchanté de voir revenir, et, de plus, cela m'annonce que les gens bien pensants ne se croient pas dépourvus de tous moyens.
Je ne peux me refuser à penser que le Salon français médite quelque chose en faveur de la liberté du Roi, d'où s'en suivrait le rétablissement de la monarchie. Ils sont assez nombreux, assez puissants, et assez fournis d'argent pour pouvoir opérer utilement, s'ils ont une bonne direction et de l'ensemble.
Tout l'appareil que l'Assemblée met à cette fédération, les farces qu'elle joue sans cesse pour tenir les fous en activité, cette apparition de ce Prussien et de ses adhérents à l'Assemblée, tout cela prouve que les enragés ont peur et sont au bout de leurs moyens. Le discours de M. Duport à la propagande prouve encore qu'ils sentent le danger qui les menace et en même temps la faiblesse et l'épuisement de leurs moyens.
Vous leur rendriez toute leur force qui s'use, si vous alliez faire sans succès de petits efforts. Il faut par une grande masse de moyens réunis rendre l'espoir à tous les bons Français, glacer d'effroi les scélérats, et pouvoir épargner un peuple égaré, ne pas répandre un sang innocent, et donner à la fois l'exemple du courage et de la clémence. Il faut que la justice punisse les coupables, mais que mon prince ne rnetre en France que pour y fixer le bonheur et la paix, pour y faire adorer sa personne et le nom autrefois si chéri des Bourbons. Il faut être assez fort pour imposer à un peuple aveuglé, trompé, des lois qui feront sa félicité. Voilà ce que vous opérerez, en ne vous pressant pas ; mais si vous alliez risquer sans un grand déploiement de forces quelques tentatives hasardées, vous établiriez d'un bout à l'autre du royaume une guerre civile et cruelle, avec un grand risque pour la monarchie, pour votre famille, et pour tous ceux qui leur sont restés fidèlés. Vous acquerriez la réputation d'un prince courageux, mais imprudent ou cruel, une fausse gloire enfin, qui n'est pas digne d'une âme aussi pure que la vôtre. Songez que Henri IV faisait passer des vivres à Paris assiégé et rebelle. Vous êtes dans la plus brillante de toutes les positions ; n'allez pas la gâter par une imprudence, quand vous êtes sûr avec de la patience d'être la gloire et l'amour de la France.
Avant-hier, après vous avoir écrit; la tête et le coeur remplis de vous, j'ai témoigné à mon amie le désir que j'aurais de vous rejoindre dès ce moment. Je ne puis vous peindre le désespoir que ce projet a produit sur elle. Il m'a fallu y renoncer, tant que je ne vous serais pas absolument utile, c'est-à-dire tant que vous n'opérerez pas.
"Voulez-vous, m'a-t-elle dit, prendre sur votre compte les événements du parti que vous aurez conseillé ? Vous valez mieux pour le conseil de loin que de près, parce que vous avez le temps de réprimer votre chaleur naturelle ; vous vous échauffez dans la discussion, et vous perdez la moitié de vos moyens. En écrivant, vous êtes un sage ; en parlant, vous êtes presque un fou." Je suis obligé de convenir que tout cela est en partie vrai, du moins du côté des inconvénients en présence, si ce n'est du côté des avantages en absence. Je reste donc, de peur d'être au-dessous d'une si grave circonstance, et je reste aussi pour des amis qui ont un besoin impérieux de moi, jusqu'à l'époque où, mon prince m'appelant pour le suivre, tout cédera au plus cher devoir de mon coeur. Et votre amie a aussi besoin de moi, vous me l'avez confiée, et Dieu sait si je m'acquitte bien d'un devoir si doux !
Vous me paraissez surpris et fâché que le Roi ait sanctionné le décret pour la suppression des titres, armes, noblesse héréditaire, etc. Mais il me semble que, si le Roi avait refusé de sanctionner un seul décret, et notamment celui-là, on en aurait tiré avantage pour prouver et établir qu'il avait sanctionné librement les autres décrets. Ainsi, il me paraît conséquent qu'il sanctionne tout ou rien ; et d'ailleurs, s'il médite quelque chose, comme j'en suis convaincu, il faut qu'il endorme ses surveillants et ses ennemis.
Cette journée du 14 me fait frémir quand j'y pense, et comment n'y pas penser sans cesse ! C'est pour la Reine surtout que je suis dans une mortelle inquiétude, si l'arrivée du duc d'Orléans est vraie.
Une lettre de Paris mande que M. de Caraman a été arrêté pour avoir maltraité un garde national, et qu'il a été conduit à la mairie, puis à l'hôtel de la Force. J'espère que cette nouvelle n'est pas vraie, puisque vous ne nous en parlez pas. Pauline en serait cruellement inquiétée.
M. de Capello, ambassadeur de Venise à Paris, mande au Collège ici, au Sénat, que l'Assemblée nationale a refusé au corps diplomatique des places à la cérémonie du 14 ; mais ce qui me paraît très-étrange, c'est que les ministres étrangers en aient demandé.
Le même M. de Capello mande que le roi de Sardaigne a retiré son ambassadeur de Paris, ne pouvant laisser dans un pays où tout ordre est interverti, où tout droit des gens est méconnu. Comment ne nous auriez-vous pas mandé cela ? Aussi n'y crois-je point.
M. de Capello mande encore (et ceci est certain) que M. de Mercy a envoyé au roi de Hongrie la liste exacte des missionnaies détachés vers les états héréditaires de la maison d'Autriche pour les soulever contre le souverain, et que S. M. Catholique n'en a pas tenu le cas secret, ce qui peut n'être pas prudent ; il l'eût été davantage de les faire arrêter et de se saisir de leurs papiers, qui jetteraient encore plus de mulières sur les complots de la propagande.
Nous n'avons aucune nouvelle que par vous de la mort d'Adhémar, et j'en doute encore, parce que cette nouvelle s'était répandue il y a quinze jours, et s'est trouvée fausse. En conséquence, je n'en ai rien dit à Mme de Polignac. Je l'ai depuis longtemps perdu comme ami, et depuis quelque temps je ne plains que ceux qui vivent.
Savez-vous ce qu'est devenu O'Connell dans toute cette crise ? Ce qu'il pense, ce qu'il fait ? Il m'avait écrit une fort bonne lettre, m'en avait promis d'autres ; je lui ai répondu, et depuis ce temps, depuis trois mois, je n'en ai plus entendu parle.
Le chevalier de Coigny me parle de vous dans toutes ses lettres avec amour, respect, dévouement. Il compte aller passer le mois de septembre avec vous, et ensuite nous rejoindre où nous serons. Oh ! du moins celui-là m'est resté ! J'en ai perdu que j'ai bien pleurés. La perte des douces illusions est chose bien cruelle. Ce qui n'est pas une illusion, mais une vérité incontestable, c'est ma tendresse, mon respect, mon dévouement pour mon cher prince.
On m'a dit que vous êtes très-content de M. de Rebourgueil. J'en suis fort aise, car c'est un homme que j'aime infiniment. Il m'avait promis de m'écrire ; je ne sais ce qui l'en a empêché.

P.S. Dans l'avant-dernière lettre vous parlez à votre amie du frère de l'ambassadeur de Turin à Paris, arrêté, mené à l'hôtel de ville, chargé pour vous de paquets importants, e vous n'en parlez plus dans votre dernière lettre. Cela m'étonne, car rien n'est plus intéressant.

retour vers la correspondance de M. de Vaudreuil