M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 12 juin 1790
- n° 39

J'ai enfin reçu une lettre de Londres pleine d'amitié ; on ne m'écrivait pas, me dit-on, de peur de me compromettre. A cela j'ai répondu : "Ecrivez-moi et compromettez-moi". Ma profession de foi sur mes opinions et mes sentiments est si bien faite que des lettres décachetées n'apprendront rien de plus aux inquisiteurs publics.
Nous sommes dans l'attente du courrier et fort impatients de son arrivée. Je ne sais quoi nous dit qu'il nous apprendra des événements intéressants. Puisse ce pressentiment s'expliquer d'une manière heureuse !
Je suis bien contrarié depuis dix jours. Il m'est venu un mal d'aventure au pouce du pied. Ce bobo aurait dû être guéri en trois jours, et, au lieu de cela, en voilà dix que je passe sur une chaise longue, sans éprouver aucun mieux. Il faut que le chagrin ait vicié mon sang, et, à la longue, le chagrin ne pardonne pas. Cela m'empêche de jouir de la belle campagne où nous sommes, et dont on dit les environs charmants. Mais ce qu'il y a de pis, c'est que cette stagnation forcée m'a jeté dans la tristesse et les vapeurs et que je digère et dors mal. Il n'en faut pas tant pour détraquer tout-à-fait une pauvre machine déjà dérangée. A la bonne heure, j'y suis tout résigné : quand on n'a plus ni Roi ni patrie, on renonce aisément à vivre.
Nous attendons à tout moment Mme de Polastron, d'après ce que toutes les lettres nous ont mandé. Soyez bien sûr que, tant que je vivrai, je ferai ma plus douce occupation de lui prouver ma tendre amitié. On dit l'air très-bon ici, et nous y soignerons sa santé. Nous parlerons ensemble de notre ami, nous répéterons en harmonie les voeux les plus ardents pour sa gloire et pour son bonheur.
C'est ici que nous avons fixé notre séjour jusqu'à des temps plus prospères. La liberté de Venise est propree à des affligés ; pojnt de Cour, point de devoirs, et un peu moins d'espions qu'ailleurs.
Les mouvements que le roi de Bohême et de Hongrie fait vers le Brabant, sans opposition de la Prusse, pourraient devenir bien intéressants et bien avantageux pour nous, si on voulait, si on savait en tirer parti ; mais, à moins que la Providence ne s'en mêle et ne dise au diable de ne plus se mêler de nos affaires, les conjurés ne trouveront d'obstacles que dans leur propre ouvrage.
Je ne crois pas à la guerre de l'Espagne et de l'Angleterre. Je crois Pitt trop habile pour préférer d'être l'épouvantail de l'Europe, lorsqu'il peut en être l'arbitre. Il doit penser que l'écroulement de la monarchie française, que la chute d'une masse aussi énorme ne peuvent s'opérer sans ébranler plus d'un empire, et peut-être tous les empires. Nous avons été bien punis de la guerre d'Amérique ; les Anglais peuvent être punis à leur tour, s'ils ont fomenté nos guerres intestines et même s'ils n'emploient pas leur puissance à les arrêter.
On ne parle plus de M. Necker. Le malheureux est dans la boue, et son orgueil puni lui donne un avant-goût des tourments de l'enfer, où il ira bientôt porter le trouble.
Adieu, jusqu'après l'arrivée du courrier.
M. le prince de Condé a-t-il en effet reçu du maire de Chantilly une lettre que j'ai vue dans les papiers publics ? C'est le comble de l'insolence et de la folie. Mandez-le moi.

Ce 13 juin,
Je reçois votre lettre, Monseigneur, et je n'y vois que de nouvelles assurances de votre amitié, auxquelles je crois profondément, mais pas un mot sur les derniers événements, sur l'indigne proclamation du Roi du 28 mai, sur votre position personnelle, sur les mouvements extérieurs, sur la division intérieure de Paris entre M. de La Fayette et M. de Lameth, lieutenant de M. le duc d'Orléans. Quand tous vos amis seront réunis ici, vous écrirez des lettres moins insignifiantes, et il sera clair que ce ne sera pas pour nous que vous les écrirez, puisque, depuis l'époque de certain départ de Rome, vos lettres ne disent plus rien. Sûrement les troubles de la Savoie sont apaisés, puisque vous ne nous en parlez pas. Au reste, Monseigneur, vous savez combien peu j'ai de confiance en mes faibles lumières, surtout depuis que je suis éloigné de la source où je pouvais puiser d'excellents conseils ; mais, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander, en fait de confiance, l'axiome est : tout ou rien, et je suis fâché d'avoir appris par hasard, et non par vous, le nom de celui qui vous a été envoyé et qui est à présent à Vienne. Vous ne me répondez rien sur cet article, pas plus que sur tout le reste.
Recevez, Monseigneur, l'hommage de mon dévouement, de ma tendresse et de mon respect.
Cette proclamation du Roi me tue ; elle comble la mesure de toutes ses faiblesses, et ôte à tous ses serviteurs moyens et courage et même volonté. Tout est fini, et je renonce pour jamais à mon abominable patrie.

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