M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 13 mars 1790
- n° 26

Cette lettre-ci, Monseigneur, sera moins longue que les autres, parce que les circonstances fournissent moins de réflexions, et parce que, quand les choses sont faites, il n'y a plus qu'à en attendre le résultat.
Je serai bien impatient d'apprendre la réponse que vous aurez reçue à la lettre que vous avez écrite. Vous serez bien fort, si vous obtenez la protestation que vous demandez ; mais j'ai bien de la peine à croire qu'on vous la donne, et les deux lettres que vous avez reçues et dont on m'a communiqué la lecture, n'annoncent pas qu'on cède à vos désirs. Votre grande lettre est charmante, pleine de votre âme, de votre énergie et pleine de sensibilité et de tendresse pour votre frère. Elle le remuera, l'attendrira ; mais je ne crois pas qu'elle le décide, et, si vous n'obtenez pas cet aveu, cette autorisation, cette protestation que vous demandez, que pourrez-vous faire sans elle ? des efforts impuissants et bien dangereux . M. de Bouillé lui-même, un de ceux sur lesquels vous pouvez le plus compter, s'est expliqué clairement qu'il ne pouvait rien sans ordre ; l'Espagne est déjà froide et effrayée, et elle doit être la base de tout. Une tentative infructueuse perdrait tout. Il faut, pour entreprendre, être en état de faire la loi sans répandre de sang, et par conséquent avoir de grandes forces. Avec de petits moyens, vous produiriez de grands troubles ; vous feriez répandre beaucoup de sang innocent ; vous seriez jugé ambitieux et coupable, et vous auriez fait un mal sans remède, détruit tout espoir. Ah ! cette cruelle démarche du 4, ce discours inconcevable ont tout perdu ; et comment des gens qui se croient abansonnés peuvent-ils reprendre confiance ?
Il est possible cependant que les circonstances naissent d'elles-mêmes, car le malheur se fait sentir partout. Les yeux commencent à s'ouvrir. M. de La Fayette en nommant saintes les insurrections générales, s'est fait huer en pleine Assemblée ; il est méprisé par tous les gens honnêtes ; il n'a aucune des qualités qui soutiennent une réputation usurpée, et il n'y a rien de clair que sa trahison et sa lâcheté. Toutes les farces qu'il joue et qu'il fait jouer pour ranimer l'ardeur de ses consorts commencent à être bien usées ; le sang d'un innocent, immolé à ses terreurs, crie vengeance ; et il n'est pas assez fort pour ne pas être troublé par des remords. On dit que le district des Jacobins commence à être bien divisé, que la santé de M. Necker annonce plus que jamais sa fin prochaine. Le Roi et la Reine sont aimés à Paris ; la moindre force qu'ils montreraient produirait un grand effet, et d'un bout du royaume à l'autre, tout retentirait d'imprécations contre le despotisme démocratique et de voeux en faveur de l'autorité légitime dont on sent le besoin. La religion elle-même ramène à l'obéissance et à la fidélité ; elle n'est pas détruite dans tous les coeurs, dans toutes les classes, et il s'en faut bien que tout soit sans ressource, si le Roi veut réellement sortir du précipice où des traîtres l'ont entraîné. Mais que peut-on sans lui ? Il faut du sang-froid et de la patience, vous montrer aussi sage que noble, et ne pas croire que les coups hasardés puissent décider une contre-révolution. Surtout, Monseigneur, ne vous laissez pas entraîné par un trop grand amour de la gloire. La gloire véritable est fondée sur la sagesse et le sentiment de se devoirs ; vous les trouverez plus dans un rôle sage que dans un rôle brillant, quoi qu'on vous en dise. Je vous le répète, soyez prêt à tout, mais ne précipitez rien. Toute la France croit à votre énergie ; mais toute la France, toute l'Europe ne sont pas aussi convaincues de votre prudence, et c'est sur elle qu'il faut appuyer vos ressources et votre réputation. Les jours du Roi, de la Reine, de votre soeur si tendre, de toute votre famille, seraient en danger, si vous donniez des prétextes aux crimes. Ayez toujours présente cette pensée ; elle vous guidera mieux que mes conseils, parce que votre âme est bonne et vertueuse.
Savez-vous quels sont les sentiments du comte de Ségur ? Il est ambitieux, plein d'énergie, de talents et d'esprit ; il ne s'agirait que de bien diriger tout cela ; occupez-vous-en avec adresse, sans vous compromettre. Il est trop supérieur à M. de La Fayette pour ne pas connaître la médiocrité de celui-ci, et je ne crois pas à son amitié pour lui. Pourvu qu'il joue un grand rôlr, l'ambition du comte de Ségur sera satisfaite, et je lui crois trop d'âme et trop d'esprit pour croire qu'il ne saisirait pas l'espoir de sauver son Roi et son pays. Voilà un de ces hommes qu'il faut avoir ; les moyens, je les ignore. O'Connell est encore un de ces hommes propres aux grandes entreprises, et je le crois bien intentionné. Voilà ce que vous pourriez sonder par les personnes sur lesquelles vous comptez à Paris sans rien compromettre ; car c'est la captivité du Roi et de la famille royale qui met obstacle à tout, et les conjurés le sentent bien.
Avec quelle impatience j'attends le retour de celui qui a porté vos lettres ! Puisse-t-il arriver et revenir sans obstacles et avec un plein succès ! Jusque-là, je serai bien tourmenté. Il me paraît, par les lettres du Roi et de la Reine que vous m'avez confiées, que Monsieur a été trompé, entraîné, mais qu'il n'a pas eu de mauvaises intentions. Que je le plains ! Grand Dieu ! Que sa démarche a fait de mal, car c'est elle qui a décidé celle du Roi, et il est clair qu'on voulait arriver à l'une par l'autre.
Ma santé est meilleure depuis quelque temps ; je la ménage avec soin ; elle m'est cère, si je puis encore servir mon Roi, mon prince, mon ami et mon pays.
Le temps s'approche où vous aurez près de vous la plus douce des consolations. Vous l'aimez trop pour n'avoir pas soin de sa réputation, et je n'ai rien à dire sur cela au plus tendre et au plus pur des hommes. Saint-Paterne l'accompagnera. Que je l'envie ! mais je vous ai mandé les raisons qui s'opposent à ce que je le suive. Nous ne sommes pas encore au moment de songer au bonheur, et le mien n'existera que quand je pourrai chaque jour dire à mon cher prince combien je l'aime.
Je n'ai montré au bonhomme que votre lettre au Roi et non les lettres que vous aviez reçues, parce qu'elles étaient trop décourageantes. Il pense que vous n'obtiendrez pas ce que vous désirez, et qu'au contraire vous aurez un ordre positif de ne pas aller plus loin pour le moment, et de ne rien entreprendre ; auquel cas il pense que vous êtes frère et sujet, et que ces deux qualités vous forcent d'autant plus à l'obéissance et à la patience, qu'outre la raison du devoir positif, celle de l'impossibilité du succès s'y réunirait. Il pense comme moi que, si vous n'obtenez pas cette protestation, cet aveu que vous demandez, il faut attendre avec prudence que les circonstances naissent d'elles-mêmes.
Parlons à présent du voyage de votre amie. Mon âme sensible, indulgente pour tous ceux qui aiment de bonne foi, n'a pas pu devenir sévère pour deux êtres que j'aime de tout mon coeur ; mais en même temps je serais coupable si je ne vous parlais pas des inconvénients de ce voyage et des moyens de le rendre moins funeste pour la réputation et l'existence de celle que vous aimez. Je ne vous cacherai pas que mes amis ne peuvent ni ne doivent l'approuver, et qu'ils en sont très-affligés. Ils sentent le tort que cela va faire à vous-même dans votre position ; ils ne doutent pas que la Reine, qui ne l'aime pas et qui se trouve dans la nécessité de ménager, de caresser le public, ne lui ôte sa place. Ils prévoient tous les libelles que ce voyage va renouveler ; mais en même temps, ne pouvant l'empêcher, ils se conduiront avec l'honnêteté qui leur est propre, et seront les premiers à défendre votre amie, et sont fort loin de vouloir se brouiller avec elle, malgré le chagrin qu'ils en éprouvent. Il faut donc, pour faire tomber tous les bruits, qu'elle ne se fixe pas à Turin ; qu'ayant pris pour prétexte la crainte des chaleurs d'Italie et sa mauvaise santé, sa conduite soit conséquente à cela ; quand elle aura passé un mois à Turin avec ses amies, Mme du Poulpry, et Mlle Le Féron, il est indispensable qu'elle aille ou à Milan, ou à Nice, ou en Suisse, où M. Rougeot son grand-père pourrait la rejoindre. Calculez encore qu'elle a un mari qui a peu d'esprit, qui est capable de se brouiller avec elle, de faire une esclandre, de lui redemander son fils ; que le public malveillant, que les enragés seront enchantés d'avoir un prétexte plausible pour dire du mal de vous et de ce que vous aimez ; qu'enfin vous la perdrez, si vous ne vous conduisez pas avec une grande mesure ; que vous perdrez vous-même à Turin votre considération personnelle, qui vous est si nécessaire en d'aussi graves circonstances, et une grande partie de vos moyens en France, puisqu'ils doivent être fondés sur la confiance en votre prudence et dans la force de votre caractère. J'ajouterai à cela que mes amis vous savent bien plus mauvais gré qu'à elle de ce voyage. Tous les sacrifices sont faits par votre amie ; elle devient donc intéressante en les faisant. Mais vous, à qui elle les fait, vous auriez dû les empêcher. Pour vous détourner de venir à Rome (ce qui aurait été funeste dans toutes les acceptions), il m'a bien fallu me relâcher sur le voyage actuel ; mais je dois vous avertir des moyens de le rendre moins fâcheux pour votre amie et pour vous-même. Voilà, mon cher prince, ce qu'un ami fidèle et indulgent jusqu'à l'excès a dû vous dire. Calculez ce qu'est un si petit espace de jouissance, lorsqu'il en peut résulter le malheur de votre vie entière. Ah ! s'il en était temps encore ... Mais je n'ose l'espérer ; je n'ose vous le demander ; mon âme est trop tendre et n'est pas assez forte ; mais du moins que je vous ouvre les yeux sur les inconvénients irrémédiables d'un trop long séjour. Non, vous n'êtes pas capable de perdre vous-même celle que vous aimez et qui s'abandonne si franchement à son sentiment. Oh ! vous en mourriez de douleur, j'en suis bien sûr, si vous lui coûtiez sa réputation, en y perdant vous-même toute votre considération et tous vos moyens pour le grand rôle que vous avez à jouer !
Adieu.

P.S. J'apprends que des lettres de Turin mandent qu'on a été fort inquiet du dernier courrier, et que le bruit courait qu'il avait été assassiné sur la route. Comme il n'y a point de fumée sans feu, et que le moyen peut et doit venir dans la tête des scélérats, prenez garde à ce que vous écrivez, et ne compromettez personne, ni la chose publique.
Nous apprenons que la Prusse a répondu à l'ultimatum de l'impératrice de Russie par un traité fait avec la Cour Ottomane, et que la guerre est décidée, si la Crimée n'est pas rendue aux Turcs, et si tout n'est pas remis dans l'ordre où était cette puissance avant le traité qui lui a enlevé la Crimée.
Le bruit court ici depuis quinze jours que d'Autichamp est attaché au service du roi de Sardaigne, et M. Acton l'a dit publiquement à Naples. Mandez-moi si cela est, et ce que dois en dire.

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