M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 14 août 1790
- n° 51

Nous recevons votre lettre presqu'au moment du départ de notre poste, et nous avons peu de temps pour répondre. Je commence par m'affliger de votre maladie, qui porte l'inquiétude ici dans des âmes trop tendres. Je fais mon possible pour calmer votre amie et je lui dissimule mes alarmes personnelles. Nous serons bien agités jusqu'aux premières lettres que nous recevrons de vous. Puissent-elles, sous tous les rapports, détruire le mal que votre lettre d'aujourd'hui nous fait !
Ah ! Monseigneur, que ces lettres imprudentes du Salon français m'affligent, et que je suis effrayé de voir qu'on veur semer la défiance et la désunion entre le Roi, la Reine et vous, et qu'on n'y réussit que trop ! Songez que c'es le moyen de vous perdre tous ; songez que le Salon français est composé de beaucoup de jeunes gens sans expérience, sans prudence, et que dans le nombre il doit y avoir nécessairement plus d'un faux frère ; que ce n'est pas à lui qu'il appatient de vous diriger, mais que c'est à vous à le conduire, à le contenir. On vous aigrit sans cesse contre la Reine et le Roi, et cependant il est de fait que vous ne pourriez rien sans eux et que, si une fois vous agissez dans un sens contraire à leurs projets, vous vous nuirez réciproquement et que vous augmenterez les maux, vous les rendrez peut-être incurables.
Comment croire que la Reine ait été la cause de la dénonciation du prince de Condé ? Et à quoi a abouti cette plate dénonciation ? L'Assemblée elle-même a trouvé qu'il n'y avait pas à délibérer. Vous croyez trop légèrement aux bruits répandus que la Reine a pris pour conseil Mirabeau. Ces bruits sont vagues, comme tant d'autres ; et, quand ils seraient vrais jusqu'à un certaint point, que vous importe s'il a été nécessaire d'opposer Mirabeau à La Fayette et au duc d'Orléans, qui sont mille fois plus dangereux que lui ? Ne nous avait-on pas mandé de même que le Reine avait toute confiance à La Fayette et ne se conduisait que par ses conseils ? Eh bien, cette nouvelle est à présent détruite par celle qui vous annonce que la Reine est livrée à Mirabeau. Vous paraissez courroucé de ce que le Roi et la Reine ont chargé, à votre insu, les Circello d'une mission importante ? Mais cela vous prouve qu'ils songent aux moyens de se tirer d'affaire.
S'ils ne vous montrent pas assez de confiance (ce qui est assurément très mal fait), vous, de votre côté, ne croyez-vous pas trop légèrement ce qu'on vous dit contre eux ? Ne vous rebutez-vous pas trop vite sur les moyens de leur inspirer confiance et faites-vous tout ce qu'il faut pour cela ?
A votre place, j'enverrais (je vous le répète) un homme sûr, celui que je vous ai déjà indiqué, Puységur ; je le chargerais de leur dire verbalement tout ce que vous avez sur le coeur, que vous êtes instruit de la défiance que l'abbé de Montesquiou a voulu leur inspirer contre vous, que cette défiance est également injuste et dangereuse pour vous tous. Faites-les bien assurer que vous n'avez d'autre ambition que celle de les servir, de rétablir leur puissance, leur gloire, et de dormir ensuite d'un bon somme sur ces précieux lauriers. Ils doivent vous connaître et vous estiment ; ils vous croiront, et vous éoufferez des germes de défiance qui auront sans cela des suites funestes. Mettez vis-à-vis d'eux votre âme loyale tout-à-fait à découvert ; c'est votre devoir, c'est votre intérêt, car vous ne pouvez rien sans eux.
Ces nouvelles menaces contre la Reine sont les derniers efforts de la conjuration expirante, et des motions, des libelles sont les moyens de terreur toujours employés par les enragés. mais en même temps on a joué Iphigénie à l'Opéra, et le choeur : Chantons, célébrons notre reine, a été applaudi comme aux premiers temps de son règne. Donc elle n'est pas si haïe ; donc il lui reste des moyens auxquels il faut réunir les vôtres. De bonne foi, croyez-vous que l'Empereur vous préfère à la Reine ? Vos démarches seront donc infructueuses, si elles ne sont pas appuyées par la Reine ; que répondrez-vous à cet argument ?
Ah ! Monseigneur, soyez bien en garde contre les pièges que des gens qui haïssent la eine chercheront à vous tendre ! Ils veulent vous éloigner d'elle, vous inspirer une défiance funeste et veulent que tout ce que vous entreprendrez vienne d'eux ! Je veux croire leurs intentions pures ; mais leur haine ou leur ambition les aveugle. Quel autre intérêt peut avoir la Reine que de rétablir la puissance du Roi, d'assurer l'héritage de son fils et de se venger des injures qu'elle a éprouvées, des dangers qu'elle a courus ? N'est-ce pas là de même votre unique but ? Marchez donc du même pied vers la même fin et ne croyez sur cela que votre coeur et votre ami.
Vous me dites : "Je suis bien sûr qu'un jour je jouerai le rôle qui me convient ; mais (ajoutez-vous) je sais que l'anarchie règne dans tout le royaume ; je sais les maux affreux qui peuvent résulter d'une plus longue durée, et je sais encore que, l'année prochaine, si les étrangers nous secourent, ils nous feront payer bien cher leurs services." Je connais comme vous tous les maux de l'anarchie ; mais en même temps je sais que les remèdes sont dans les maux mêmes, qui obligeront de se rallier à la puissance nécessaire et protectrice. L'année prochaine, dites-vous, on vous fera payer bien cher les secours étrangers ; si cela est, bien sûrement les puissances étrangères qui peuvent former des projets contraires aux intérêts de la France ne vous donneront pas ces secours avant l'époque où ils seront en état d'en profiter pour eux-mêmes. Mais, Monseigneur, la politique générale, l'équilibre de l'Europe empêcheront toujours le démembrement et le partage de la France. C'est un être de raison que cette crainte, et je vous renvoie sur cela aux observations de Steiger.
Je conçois donc votre impatience, mais je n'approuve ni vos soupçons contre la Reine, ni votre dépit de ce que le Roi et la Reine ont l'air de vouloir vous faire jouer un rôle secondaire. Ce rôle ne convient peut-être pas à des ambitieux qui voudraient vous échauffer ; mais votre âme loyale et fidèle et votre bon esprit vous diront que l'essentiel est de sauver la monarchie, que jamais votre rôle ne pourra être secondaire, puisqu'on ne vous ôtera jamais le mérite d'avoir été inébranlable dans vos principes, constant dans vos projets, ferme dans vos devoirs et votre fidélité, et d'avoir, par votre absence, par votre noble et sage retraite, été la sauvegarde de la famille royale et de la monarchie. Donc, dans cette grande aventure, vous aurez joué le plus grand, le plus beau, le plus pur de tous les rôles, ce qui vaut mille fois mieux qu'un rôle plus brillant dont on pourrait soupçonner les motifs. J'ajoute à cela que voilà le parti que vous devez prendre, et qu'en outre, vous n'avez pas les moyens d'en prendre un autre, puisque vous êtes sans argent, sans troupes, et sans autorisation pour en négocier.
La letter que vous écrit le Roi vous irrite peut-être aussi plus que la raison ne le permettrait ; car, s'il a un plan, les mouvements du roi de Sardaigne peuvent pour le moment contrarier ce plan ; et vous convenez vous-même que la lettre de votre soeur est consolante et vous annonce que le Roi va vous envoyer quelqu'un de confiance. Attendez donc avant de juger, puisque la précipitation et le soupçon peuvent avoir des suites cruelles.
Si vous envoyez Puységur, qu'il soit aussi chargé d'expliquer vos motifs pour avoir fait venir Calonne ; car, si le Roi et la Reine apprennent son arrivée par d'autres que par vous, ils en seront justement surpris et fâchés, et on ne manquera pas de saisir ce prétexte pour les éloigner de vous. Vous devez redoubler de franchise vis-à-vis d'eux et vous montrer à découvert, car le plus grand de tous les intérêts est que vous vous serviez réciproquement.
Je n'ai rien à ajouter à toutes ces réflexions, et d'ailleurs le temps me manque à cause du départ de la poste.
Je vous renouvelle le plus vrai, le plus tendre et le plus respetueux de tous les hommages.
Vous devez avoir vu Pauline ; puissiez-vous les avoir arrêtés dans leur marche !
Vous avez ici une lettre de votre amie, une du duc de Polignac pour vous et une pour Mme de Balincourt.

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