M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 15 septembre 1790
- n° 59

Mme de Polignac s'intéresse vivement à M. de Vallongue, administrateur des postes, et il le mérite, parce qu'il est dans les meilleurs principes. On ne conservera que quatre administrateurs des postes, qui sont à la nomination du Roi, et quoique M. de Vallongue pense bien que ces arrangements ne dureront pas longtemps, il désirerait être un des quatre conservés, afin de toujours tenir à cette administration. Mme de Polignac n'est pas à portée de lui être utile en écrivant elle-même ; mais elle désirerait que vous accordassiez votre protection à M. de Vallongue, sans parler du tout de l'intérêt qu'elle y prend. Ne pourriez-vous donc pas, Monseigneur, en écrire au Roi et à la Reine en votre nom, comme connaissant le mérite et la fidélité de M. de Vallongue ? C'est un homme extrêmement honnête et rempli d'esprit et de talents, dont vous pourriez même vous servir utilement. Vous ferez un extrême plaisir à Mme de Polignac, si vous pouvez obtenir qu'il soit conservé, mais sans parler d'elle.
Nous venons de recevoir une protestation du maréchal de Broglie, imprimée à Trèves, du 1er août, sur le décret qui prononce l'abolition de la noblesse héréditaire. Cette protestation est fort bien faite, et aura peut-être l'avantage de réveiller l'honneur engourdi de la noblesse française.
Le bruit se répand que M. de Bouilllé a été obligé de livrer un sanglant combat à Nancy et qu'il y eu douze ou quinze cents hommes tués à cette occasion. Cette expédition doit devenir importante d'une manière ou d'autre, et je crois toujours M. de Boulllé fidèle à l'honneur et au Roi. Il a en son pouvoir une belle occasion d'être utile, et jamais on n'a plus été le maître de se faire faire maréchal de France et de devenir une des premières causes de la contre-révolution. J'attends avec impatience des nouvelles de la suite de cette affaire. Tâchez d'en être bien exactement informé, car rien n'est plus important.
L'émétique a fait beaucoup de bien à Mme de Polignac, et elle en avait un furieux besoin. Elle avait une prodigieuse quantité de bile fermentée, et le chagrin la renouvelle sans cesse. Je ne suis pas du tout content de son état ; mais ne lui en parlez pas, parce que vous savez à quel point elle se frappe. Pour moi, je suis depuis quelques jours en apoplexie ; je m'endors à tous les moments de la journée, et ma tête est lourde et douloureuse. Nous allons vvendredi déjeuner tous avec l'archiduchesse abbesse d'Insprück. Elle a témoigné beaucoup de regrets de ne vous avoir pas vu à votre passage à Insprück ; on la dit une fort bonne personne.
Saurons-nous par le premier courrier des nouvelles de l'arrivée de Vioménil ? Cela ne me paraît pas encore possible, et nous en brûlons tous d'impatience.
Voilà la paix du roi de Suède faite. Qui nous empêcherait à présent d'écrire à ce héros couvert de gloire, et dont vous avez reçu une lettre si noble et si aimable ? Cela me paraîtrait très à propos, et la Russie ne peut plus en être choquée.
Je crains beaucoup que les préparatifs ordonnés par cette maudite Assemblée pour soutenir l'Espagne ne soient plus contraires que favorables à la bonne cause. On vient d'arrêter ici dans un couvent de capucins un missionnaire de la propagande, qui avait une barbe postiche. On le croit à présent au fond de la mer, occupé à corrompre les poissons.
Calonne a donc été trompé, joué par Pitt ? Sans être bien politique et bien prévoyant, j'avais jugé la balle, et je vous avais toujours mandé que cette générosité de l'Angleterre était contre nature et contre toutes les règles de la politique ; en conséquence je n'ai jamais voulu y croire. La conduite actuelle de l'Angleterre avec l'Espagne doit ouvrir tous les yeux sur l'ambition de ces orgueilleux insulaires et sur leur désir de se venger de la guerre d'Amérique. L'Espagne finira par s'arranger avec l'Angleterre, par faire avec cette puissance un traité de commerce, et la France, qui a trahi tous ses alliés, sera à son tour trahie par tous. Je vois bien noir pour l'avenir, même dans la supposition que le pouvoir monarchique sera bientôt rétabli. Cette proposition vague du prince de Darmstadt m'est revenue vingt fois dans la tête. On dit déjà dans l'Allemagne que, pour prix des secours dont nous avons besoin, il est nécessaire que nous renoncions à l'Alsace et la Lorraine ; ce qui déciderait les autres puissances, même amies, soit par d'anciennes prétentions, soit pour établir la balance, à nous arracher d'autres provinces et à nous réduire à l'état misérable des rois de Soissons. C'est pour ce danger, qu'il nous faudrait, Monseigneur, toute l'attention d'un conseil vraiment politique, et pour cela il faudrait (j'en reviens là) obtenir une autorisation formelle du Roi pour le cardinal, car en politique, celui-là en sait plus que les autres, et il est inférieur en administration ; chacun son métier.
J'ai fait de grandes réflexions sur la conduite de Bouillé à votre égard, et il n'a pu m'entrer un moment dans la tête qu'un si brave homme pût être infidèle à son devoir ; mais voici ce que je pense. Dans les commencements la Reine ne vous donnait pas toute la confiance qu'elle paraît vouloir vous donner à présent ; Bouillé est ami intime d'Esterhazy, était tout-à-fait livré à la Reine, et n'avait ni l'ordre, ni la permission de s'ouvrir à vous. Voilà, je crois, la cause de cette réticence que vous en avez éprouvée ; et vous avez fait une grande faute , en vous plaignant de lui au prince Henri, qui méritait moins que lui votre confiance. Il vous serait bien important d'avoir sur cela des éclaircissements positifs. Au reste, l'expédition dont il vient d'être chargé va donner la mesure de son talent et de sa fidélité ; dès qu'une fois les troupes ont tiré des coups de fusils, elles deviennent ardentes et incorruptibles. Le noyau que commande à présent Bouillé peut décider de tout, s'il a talent et volonté et pour peu que le Roi veuille s'aider. Ah ! les nouvelles de Vioménil, qu'elles seront importantes ! Mais, si on n'emploie la force, on n'obtiendra rien relativement au départ de Paris.
Je m'arrête jusqu'après l'arrivée de votre courrier.
Le bruit se répand qu'à Aix-la-Chapelle tous les Français voyageurs méditent des croisades pour venger les affronts faits à la monarchie et à la noblesse, et que le maréchal de Broglie sera le chef de ces croisés. Vous devez être instruits si ces bruits ont quelque fondement, et en tout je suis surpris que vous ne correspondiez pas avec le maréchal de Broglie. Si vous commandez une armée, il serait de bonne grâce à vous de le prendre pour votre guide, et cette réunion doublerait la confiance de l'armée. Il vous aura sûrement envoyé sa protestation. Je suis fâché qu'il appellle l'Assemblée les représentants de la nation ; ils ont cessé de l'être depuis qu'ils ont trahi leurs cahiers, faussé leurs serments, et détruit les bailliages, de qui ils tenaient leurs pouvoirs.

Ce vendredi,
Nous avons été déjeuner ce matin avec l'archiduchesse abbesse d'Insprück sur son passage à Mestre. Elle a beaucoup de l'air de la Reine et encore plus de feu l'Empereur. Elle m'a dit avoir beaucoup regretté de ne vous pas voir à votre passage à Insprück, mais qu'elle n'en avait pas la permission, et qu'alors elle était peu libre de ses volontés. Elle a été sur le chemin dans la foule pour vous voir, et croit avoir été remarquée par vous à son air de famille. Elle a témoigné beaucoup d'attachement pour sa soeur la Reine de France, dont elle a regardé le portrait avec beaucoup d'intérêt ; celui du Roi n'a pas paru lui faire la même impression.
On voit déjà dans la Gazette de Leyde et celle du Bas-Rhin des détails sur ce qui s'est passé à Nancy, et j'y ai lu un discours de M. Brissot de Warville, qui veut que M. Bouillé soit appelé à la barre de l'Assemblée pour y être entendu et confronté avec des soldats des régiments rebelles ; il ajoute : "Comme le Roi n'a plus ni sujets, ni soldats, comme il n'est que le premier citoyen, etc., etc., " et mille autres imprécations de ce genre. Ah ! le temps des vengeances, ou plutôt de la justice n'arrivera-t-il point ? Je suis bien convaincu que Bouillé n'a jamais été démocrate ; mais ceci l'en corrigerait ; il faut bien à présent qu'il soit tout-à-fait prononcé. Il me tarde d'être à ce soir pour lire ou plutôt pour dévorer tout ce que vous me manderez.
Le bonhomme m'a mandé qu'il a reçu une très bonne, excellente lettre de l'abbé Marie, auquel il a dans sa réponse fait quelques observations importantes.
Le bonhomme a aussi reçu une lettre de l'abbé Maury, qui lui mande que tous les bons citoyens tournent leurs voeux vers lui, qu'il est seul capable de relever la monarchie et d'en imposer par le poids et l'éclat de sa considération personelle et de ses connaissances en politique. Je crois toujours que l'abbé Maury a raison.
Je vous quitte jusqu'à ce soir.

Ce samedi 18 septembre.
Rien ne présente plus tous les contraires à la fois que votre lettre, Monseigneur, et je ne sais à quoi fixer mes idées.
Je commence par des réflexions sur l'événement de Nancy et sur la conduite de Bouillé, et je vous renvoie à ce que je vous mande à la fin de la sixième page de ma lettre, commencée avant d'avoir reçu la vôtre. Je ne vois que cette manière d'expliquer la manière dont Bouillé s'est conduit avec vous, et, à votre place, je ferais tout au monde pour savoir par la Reine elle-même si les conjectures que je vous communique ont quelque fondement. Si la Reine veut tromper, elle sera trompée elle-même et finira par se perdre. Ici la plus grande franchise, une confiance absolue, un parfait accord entre elle et vous sont plus que jamais nécessaires. Je trouve que Monsieur varie beaucoup dans l'opinion qu'il a, et qu'il vous donne de la Reine. Ce que vous en avait dit Vioménil était plus prononce et plus consolant. Les nouvelles que vous recevrez de Vioménil seront bien intéressantes et serviront de base à toutes vos opinions.
Se pourrait-il que la confiance pour le cardinal de Loménie fût revenue ! Je ne puis le croire ; ce serait vouloir se précipiter dans un péril et une honte également funestes. Mais ce que je sais, c'est qu'à Florence ce cardinal disait à M. de Fontana, homme célèbre : "Quelque chose qu'on fasse, je rentrerai bientôt en France, et j'y serai premier ministre." C'est par Monsieur de Fontana lui-même que j'ai su cela. Le premier point de la prédiction est rempli ; mais le second me paraît de toute impossibilité. Cependant, Mazarin, Mazarin ...
Votre comité a fort bien fait de s'opposer aux premiers mouvements de votre loyauté relativement aux projets des loyalistes, puisque vous n'en êtes instruit que par Monsieur ; mais, dès qu'ils seront plus constatés, il me paraît impossible que vous n'en instruisiez pas le Roi, la Reine et l'Empereur. En attendant, il faut que Monsieur travaille de tout son pouvoir pour donner une direction plus légitime à une loyale association, qui veut détruire la nouvelle constitution et rétablir l'ancienne.
Il ne peut y avoir de Régent tant qu'il existe un Roi, et un pareil projet mettrait le royaume en feu, armerait toutes les puissances de l'Europe, et serait combattu par tous les sujets fidèles. Votre coeur est trop pur, j'en suis bien certain, pour adopter une pareille horreur ; mais vous devez être comme la femme de César, insoupçonnable ! Sur ce point n'en croyez que le fond de votre coeur et de votre conscience, et redoutez les conseils des gens ardents et ambitieux. Avec de l'esprit on donne au crime même l'apparence des bonnes intentions et de la vertu, et on se sert en ce cas-là habilement de la cause de l'intérêt public. Votre bon esprit saura démêler les pièges qu'on vous tendra à ce sujet, et votre âme repoussera tous les conseils perfides et astucieux.
J'attends l'arrivée de Calonne et de l'évêque d'Arras avec une grande impatience. Mais il me paraît trop clair que vous avez été joué par l'Angleterre, Pitt et la Prusse, et que Calonne en est embarrassé, puisque c'était la base de ses projets. Il vous éclaircira lui-même ce point essentiel, car il est aussi franc qu'éclairé, et personne ne convient mieux que lui qu'il s'est trompé. C'est le propre des hommes supérieurs ; il n'y a que les gens médiocres qui soient entêtés, et ne conviennent jamais qu'ils se sont trompés.
Je n'aime pas cette conversation de Kaunitz avec 72 ; mais celle de Circello me rassure un peu. J'en concluerais comme vous qu'il y a entre Kaunitz et le Roi et la Reine quelque chose qu'on vous cache, et que Bouillé pourrait bien être dans la confidence entière. En vérité, cette réticence avec vous, connaissant votre loyauté, est bien coupable, et peut-être bien nuisible ; mais, de grâce, ne vous dépitez pas, n'en prenez pas trop d'humeur, et, à force de franchise, ramenez la confiance et forcez les par vos procédés à vous donner les moyens de les servir. On dit M. de Mercy parti de Paris pour rejoindre le roi de Hongrie. Je crains que cet homme ne dérange tout ce qu'avait opéré la conversation de Bombelles. Ah ! combien l'intrigue nuit aux grandes affaires ! Mais les caractères ne se changent pas ; opposez-y patience, courage, loyauté et franchise. De quelque manière que vous serviez le Roi, votre rôle sera toujours le plus beau de tous.
Je crains beaucoup l'effet que va produire l'exemple donné par les milices nationales. En voilà assez pour exalter des têtes françaises et pour effrayer les puissances qui pourraient donner des secours. Si cette réunion de troupes de ligne et de milices nationales a marché avec tant d'ardeur contre des rebelles aux décrets de l'Assemblée, et par les ordres de l'Assemblée, que ne feront-elles pas contre des troupes auxiliaires au fond, mais qu'on fera regarder comme ennemies ? Cette réflexion est bien grave et bien faite pour être méditée par vous.
Le départ du Roi de Paris est plus instant que jamais, et lèverait toutes les difficultés. Voilà à quoi il faut s'attacher par-dessus tout ; car, sans ce préambule, tout languira, tout fera long feu, et tout aura des dangers atroces pour le Roi et la Reine. Puisse Vioménil opérer cela de force, s'il ne le peut pas autrement ! Ah ! combien ses nouvelles seront intéressantes ! Mme de Bombelles reçoit une lettre de Mme Elisabeth, qui lui mande du 6 septembre : "J'espère que ta morale sera goûtée sous peu de temps (le départ) ; je crois en apercevoir des symptomes." Et plus bas elle ajoute : "Paris est dans une effervescence terrible, mais nullement dangereuse ; au contraire." Ne vous mande-t-elle pas la même chose ? En ce cas, pourquoi ne nous en dites-vous rien ?
Nous n'avons reçu aucune lettre de Paris par ce courrier, et c'est parce que vous mandez à votre amien que je sais l'arrivée de Pauline, dont je n'ai eu aucune nouvelle depuis Lausanne. Je n'en ai pas eu non plus ni du marquis de Vaudreuil, ni de mon homme d'affaires, ni de deux autres personnes qui m'écrivent tous les courriers. Il y a beacoup à parier que les lettres ont été arrêtées, et qu'il y a un courrier en retard, ce qui est inquiétant d'après la fermentation qui régnait à cette époque ; je suis convaincu que nous recevrons un courrier de vous la semaine prochaine.
Les menaces, renouvelées à Saint-Cloud pour faire peur au Roi et à la Reine, sont toujours la même marche employée avec succès par les enragés. Une heure de courage sauverait le royaume, et mettrait le Roi et la Reine en sûreté ; mais, par un trompeur effet de la peur, ils restent volontairement dans un péril continuel et certain ! Je crois la bombe prête à éclater ; puissent ses éclats ne frapper que les coupables !
La démission de M. Necker me paraît acceptée ; mais laissera-t-on aller ainsi le plus criminel de tous ?
J'ai de la peine à croire que la Reine se raccroche à Mirabeau ; mais cependant, s'il était vrai que la Reine correspondît avec Le Loménie, tout me paraîtrait croyable, et ce sont là les moyens de cet intrigant. D'ailleurs le silence total que le Reine observe avec nous est inexplicable.
Je ne suis pas très content de tout ce que vous mande Steiger. Rien n'est clair ; tout est vague, et vous savez qu'il est fort lié avec la Prusse et l'Angleterre, qui vous ont joué.
Ah ! mon cher prince, que de pièges on tend à votre loyauté ! Que je regrette de n'avoir pas plus de talents et d'expérience pour vous guider dans le tortueux dédale de la politique ! Mais des âmes franches comme la vôtre et la mienne sont faciles à tromper, et, quant à moi, je reconnais bien de bonne foi l'insuffisance de mes moyens. ce n'est qu'en tremblant que j'ose hasarder quelques réflexions dans une si grave circonstance.
J'ai dit à mes amis toutes les choses aimables que vous me dites pour eux ; leurs voeux, leurs sentiments pour vous sont les miens. C'est vous dire qu'ils vous aiment bien tendrement.
P.S. C'est avec les convulsions d'une colique affreuse que je vous écris depuis une heure ; mais je suis obligé de finir.

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