M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 16 octobre 1790
- n° 66

Je n'aurai pas le temps suffisant, Monseigneur, pour vous écrire avec détail et répondre aux différents et importants articles que le duc de Polignac m'a confiés de votre part. Je n'ai pu les lire que cette nuit, et c'est à trois heures aujourd'hui qu'il faut que j'envoie ma lettre à Venise pour le départ de la poste. D'ailleurs y répondre de mémoire est difficile, et ils sont allés à présent en d'autres mains, celle de votre amie. Y répondre sans y avoir beaucoup réfléchi serait léger et téméraire. Ce ne sera donc que par le courrier prochain que je vous manderai le résultat de mes réflexions.
Je vous dirai seulement que l'arrivée de l'évêque d'Arras me charme ; que, d'accord avec Calonne, vos opérations vont prendre une consistance que franchement elles n'ont pas eue jusqu'à ce moment ; que ces deux hommes pleins de lumières et de talents réprimeront les nobles élans de votre courage, et ne souffriront pas qu'on entraîne à des entreprises mal concertées un prince devenu l'espoir et la ressource de la France ; ils vous diront que le rôle d'aventurier n'est pas fait pour vous, et que les plans du Pont-Saint-Esprit et de Lyon, sans le préalable du départ du Roi, étaient prématurés et mal concertés. Il ne sera point de dangers dans lesquels je ne me précipite avec vous ; mais je ferai tous mes efforts pour vous empêcher de vous y livrer et de céder à l'impatience d'une noblesse pleine d'honneur et de zèle, mais sans expérience. Je dirai plus, c'est que, s'il arrivait dans quelque province des oppositions partielles aux décrets de l'Assemblée, vous feriez bien d'y envoyer des chefs intelligents et sûrs, accrédités par vous ; mais ce serait le comble de l'imprudence d'y aller vous-même sans des forces imposantes, et des moyens d'argent que vous n'avez pas. Lyon devait vous envoyer six mille hommes ; mais les moyens de corruption n'auraient pas été épargnés, et les sommes distribuées auraient été quadruplées pour une occasion si importante ; toute la noblesse qui vous aurait entouré serait restée seule fidle, et aurait fini par succomber au nombre après avoir fait acheter cher sa défaite et sa destruction. Ce jour affreux aurait rendu toute sa force à la coupable Assemblée, qui bientôt sera vouée au mépris et à la vengeance publique. Gardez-vous donc par des entreprises hasardées de rendre les maux de la France incurables, quand avec de la patience son salut est assuré.
Une chose me paraît bien importante, c'est de cesser vos comités, dont tous les projets sont éventés, publiés, et, dès que Calonne sera arrivé, de borner à lui, l'évêque d'Arras et les Condés la connaissance et l'examen de vos plans. Je ne dois pas vous cacher que je reçois une lettre de Rome et que j'en ai reçu de Suisse, où tous les projets que vous m'aviez confiés sont parfaitement détaillés. Celle de Rome mérite surtout votre attention. Celui qui m'écrit me mande : " J'ai été instruit de tout ceci par une lettre ministérielle venant de Turin." Souvenez-vous de ce que vous m'aviez mandé il y a quelque temps, et de l'impatience que vous aviez de voir le Roi. On disait dans cette lettre que Steiger désapprouvait ces folles entreprises. Cette lettre n'a pas été reçue, mais bien lue par celui qui m'écrit. En conséquence vous trouverez le bonhomme refroidi, parce que cette lettre l'a effrayé et a dû produire cet effet ; mais je le rassure victorieusement.
Daignez vous charger de dire à l'évêque d'Arras mille choses de ma part ; mais gardez-le absolument avec vous. J'attends tout de sa réunion avec Calonne.
Dites aussi à Calonne que je devrais le bouder ; que mes amis et les vôtres auraient surtout le droit de se plaindre de lui ; mais que nous l'aimons malgré ses défauts de tout notre coeur. Engagez-le à écrire à Mme de Polignac, qui n'en a pas entendu parler et qui, vous le savez, lui a été bien fidèle dans ses malheurs. Faites qu'il écrive ici dès qu'il sera arrivé à Turin.
Je traiterai avec chaleur la négociation dont vous me chargez, et vous sentez combien j'aimerais tout ce qui nous rapprocherait de vous ; mais la maison est louée à Venise ; mais il en coûte cent-dix louis de loyer pour six mois au vicomte de Polignac à Milan, et mes amis voient baisser leurs fonds et ont une famille bien nombreuse ; tout déplacement est ruineux ; mais, malgré cela, s'ils avaient une invitation, je crois qu'ils s'y rendraient ; sans cela, non.
J'attends aussi des fonds pour aller voir mon cher prince, mais jusqu'à présent je n'ai pas un écu, et l'insurrection de Saint-Domingue n'augmente pas mes moyens. Je ne puis en demander à mes amis, qui n'ont que ce qu'il leur faut.
La santé de votre amie est à présent très bonne. C'est moi qui ai été son médecin, qui ai ordonné l'application des sangsues, dont l'effet a été admirable, et le lait d'ânesse lui fait grand bien.
Que de questions nous avons faites au duc, et qu'il nous a attendris en nous répétant les expressions de votre amitié ! Ah ! croyez que tout ce qui est ici mérite ce sentiment de votre part par son dévouement et sa tendresse pour vous.
Je suis un peu plus content de la santé de Mme de Polignac. Elle fait à présent un léger remède pour son foie, qui est très engorgé, et elle s'en trouve bien. D'ailleurs ce remède, conseillé par le cardinal de Bernis, plaît à son imagination, et c'est beaucoup.
Pendant que je vous écris, Armand cueille une fleur bien précieuse ; c'est une vraie rose à peine entr'ouverte.
Je vais me coucher et m'occuper, longtemps avant de m'endormir, de mon cher prince. Voilà ma prière des soirs et des matins, des voeux pour sa gloire et son bonheur.

P.S. On me dit que vous allez voir d'Antraigues. Je crains qu'il ne soit un peu Mounier, Lally ; mais l'évêque d'Arras, réuni à vous, le convertira, j'en suis sûr, et il est bon à avoir et fort ami de Cazalès, qui n'est pas indifférent.
Je vois dans les bulletins que M. de Liancourt s'est battu et a tué son homme ; est-ce possible ? Mandez-moi ce qui en est. On dit le parti de M. le duc d'Orléans bien remonté ; on ne lit donc pas la procédure du Châtelet ? Patienza, patienza.
Je n'ai pas eu le temps de causer beaucoup avec le duc de Polignac, mais le peu qu'il m'a dit et ce que j'ai lu m'inspirent de la confiance. Du secret, de la patience et un plan bien suivi d'après la direction de Calonne et de l'évêque d'Arras, et tout ira bien. Si les ardents veulent casser les vitres, ne sont-ils pas les maîtres de les casser sans vous ? Vous verrez qu'alors ils mettront de l'eau dans leur vin.
Un seul plan ne me paraît pas suffire, parce que les circonstances peuvent varier, et il en faut un pour chaque circonstance. Dans le cas où le Roi partirait, en voilà un ; dans le cas où il ne partirait pas, en voilà un autre. La séparation ou la continuation de l'Assemblée doivent être prévues ; le succès ou la chute de l'émission des assignats, etc, etc.
Je crois comme vous que Bouillé attend pour se décider ; mais il faut le ménager et surtout le convaincre.
On m'a confié la prochaine arrivée de Crussol. Confiance pour vos affaires, mais non pour le reste ; pensez-y bien. Je crois cependant que, hors de Paris et de l'Assemblée, il sera bien ; mais il est improbateur et jaloux, quoique honnête.

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