M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 17 avril 1790 - n° 31
Vos inquiétudes sont à présent dissipées, Monseigneur ; votre amie est en chemin. Elle a fait tous les sacrifices, et son coeur n'a pas balancé un moment. C'est l'être le plus intéressant que je connaisse au monde par la vérité de son sentiment, auquel toutes ses facultés sont subordonnées. Mais je ne suis pas sans inquiétude sur l'effet que produira ce voyage, et sa réputation, le sort du reste de sa vie dépendent absolument de vous. Si vous la retenez trop longtemps à Turin, si elle a l'air de s'y établir, d'y être autrement qu'en passant et par occasion, en allant en Suisse ou ailleurs, soyez sûr que le public, que son mari, que vos ennemis, les siens ne laisseront pas échapper cette occasion de lui nuire, ainsi qu'à vous, et que le prétexte en est bien plausible. Au reste je n'ai rien à vous dire de plus que ce que vous vous dîtes vous-même, et je suis tranquille, connaissant l'âme de mon cher prince.
Je vais vous confier une chose dont il ne faut pas encore parler jusqu'au prochain courrier ; c'est que nous irons tous à Venise, et nous partirons d'ici au commencement du mois prochain. Elle pourra venir nous y rejoindre sous le prétexte d'assister au mariage d'Armand, et par curiosité de voir Venise. Je trouve cet incident heureux pour vous et pour elle, et nous serons plus près de vous. Le cardinal paraît au désespoir de notre départ, et j'éprouve une peine bien sensible de le quitter, peut-être pour toujours. Par le prochain courrier je vous manderai l'époque juste de notre départ de Rome.
Je vous préviens que je viens de recevoir une nouvelle lettre de M. Le Hoc ; il se plaint beaucoup de la manière dont il a été traité par M. le duc d'Orléans, et il me mande qu'il part pour Turin et pour vous offrir ses services. Je l'ai toujours connu homme d'honneur et homme d'esprit. Je vous envoie sa lettre ; vous la jugerez vous-même.
L'affaire de M. de Maillebois fait un bruit profigieux à Patis, et on ne manque pas de vous y mêler. On ne parle que des armées combinées de l'Espagne et de la Sardaigne, et beaucoup de gens croeint que les yeux ne sont pas assez dessillés, que l'ivresse est encore trop grande pour employer des moyens de force, auxquels la nation opposerait encore une prodigieuse résistance ; qu'une pareille tentative anticipée mettrait les jours du Roi et de sa famille engrand danger, et la France aux abois.
Déjà ces bruits servent de prétexte à de nouvelles insurrections qu'on fomente ; on recommence à répandre de l'argent, à faire des motions au Palais-Royal, à voir des attroupements. Paris est rempli de gens désoeuvrés qu'on y a attirés ; on y voit de ces figures inconnues, dont l'air menaçant annonce de nouveaux crimes. On est sûr qu'il est arrivé de Londres quinze cent mille livres en écus ; ils ont passé à la barrière sous prétexte de la Caisse d'escompte ; cela est avéré. On sait que M. le baron de Menou, actuellement président de l'Assemblée, et M. de Mirabeau entretenaient une correspondance suivie avec M. le duc d'Orléans, et on assure qu'ils lui ont marqué que le moment était arrivé d'une nouvelle tentative. M. de Liancourt a tenu chez lui une assemblée, où on a délibéré de nommer un lieutenant-général du royaume ; on a été aux voix. Monsieur en a eu 5, M. le duc d'Orléans 12, et M. de La Fayette 40. Un lieutenant-général du royaume, le Roi vivant, quelle atrocité ! Ces Messieurs se sont rendus à la fois criminels de lèse-majesté et, selon leur langue, criminels de lèse-action ; car quel droit ont-ils de s'assembler hors de l'Assemblée même, pour changer la face de la monarchie ? M. de Liancourt ! oh, le traître ! oh, le lâche ! lui, comblé des bienfaits de la Cour, des bontés particulières de ses souverains ! Je ne reviens pas d'un pareil excès d'ingratitude et de scélératesse.
On s'attend à quelque grand événement à Paris ; on annonce même le jour précis, le 11 de ce mois ; et remarquez que presque toujours les atrocités annoncées ont eu leur effet. On mande aussi de Paris que vous avez désavoué par une lettre avoir aucune part ni communication des plans de M. de Maillebois. Plusieurs lettres disent la même chose, et c'est avec intention que tous ces bruits-là se répandent. Tirez-en les conséquences que vos réflexions vous fourniront. Mais au moins est-il sûr que les gens les mieux intentionnés à Paris redoutent des tentatives trop prématurées. Remarquez avec quel art les conjurés ont préparé la Révolution projetée. Ils ont employé plus d'une année à abuser les peuples, à préparer les esprits, à fomenter des craintes, des espérances, à rendre enfin leurs projets victorieux. Il faut donc employer la même méthode, désabuser les peuples, préparer les esprits, ouvrir les yeux. C'est à quoi tous les écrits travaillent ; mais le bien s'opère plus lentement que le mal, et l'ivresse dure encore. Il faut de la maturité pour cueillir de bons fruits. Je suis au désespoir de l'aventure de M. de Maillebois ; quoiqu'elle soit tout-à-fait étrangère à vous, on vous y mêlera, et on affablira vos moyens.
Vous savez que le Roi a été au foubourg St-Antoine, que le peuple l'a reçu avec acclamation, et que M. Bailly a répété à la Reine sa phrase accoutumée : "Votre Majesté doit bien jouir de la joie de ce bon peuple !" La Reine lui a répondu : "Oui, le peuple est bon, quand ses maîtres viennent le visiter ; mais il est bien barbare, quand on l'envoie visiter ses maîtres !" Cette réponse est sublime et a fait pâlir, dit-on, M. Bailly.
On mande encore de Paris que la Reine vous a envoyé un courrier pour vous prier, vous ordonner de suspendre tous vos projets. J'ai lu cette lettre, écrite au bonhomme, et cela est bien extraordinaire.
On n'a ici aucune nouvelle de l'Espagne, ni directe, ni indirecte, et on est tout-à-fait boutonné avec le bonhomme. Ainsi ne comptez que faiblement sur ce moyen. Le départ que vous m'annoncez de l'ambassadeur sera mieux que tout ; mais ne vous attendez pas à une promptitude égale à votre impatience.
Armand, ainsi que moi, nous serons à Venise, où nous serons plus près de vous, et c'est là où vous m'instruirez de vos destins qui sont les miens.
Je vous ai mandé qu'il était possible que je fusse obligé d'aller à Saint-Domingue, et vous ne m'avez pas répondu un seul mot à cet article, dont je vous avais détaillé au long les motifs. J'apprends aujourd'hui, par une sele lettre, que les colons, voulant aussi travailler à leur constitution, ordonnent à tous les propriétaires d'être sur leurs habitations dans huit mois, sous peine de confiscation. Jamais despotisme n'a été pareil à ce temps de liberté. J'ai beau chercher à conserver mes forces, je sens qu'elles sont épuisées, et je crains bien de n'avoir pas le temps de voir mon pays heureux et mon prince glorieux. De noirs pressentiments m'agitent sans cesse, et je les combats en vain ; ils troublent mon sommeil et tous les instants du jour et de la nuit. Je maigris à vue d'oeil, et en outre l'air de Rome m'est tout-à-fait contraire. Peut-être celui de Venise me réussira-t-il mieux. Cette humeur, qui s'est fixée sur ma poitrine, prend un caractère qui me paraît sérieux, vu la maigreur qui la suit.
A propos, vous êtes à tort fâché contre mes amis du prétendu secret qu'ils vous ont fait. Rien n'est plus incertain que les affaires traitées avec Mme de de Champcenetz, et jusqu'au moment où mes amis vous ont écrit, rien n'était sûr. Quand ils ont demandé le consentement, l'avis de la Reine, ce n'était encore qu'un projet, et vous avez, comme de raison, été instruit le premier de tous et avant qu'ils en eussent fait part à personne, même de leur famille.
Ah ! Monseigneur, croyez à leur bien tendre amitié, et consultez sur cela votre amie, qui vous rendra bon compte de leur coeur, que d'ailleurs vous connaissez si bien.
J'attends avec bien de l'impâtience l'arrivée de l'homme qu'on vous envoie, et d'être instruit de ce qu'il vous aura dit. Mais il est bien singulier que cela ait été mandé ici.
Il paraît certain que M. Necker va partir ; son dernier mémoire, que je n'a pas lu, traite dit-on, fort gaillardement l'Assemblée, qui le traite de même. Ils veulent se renvoyer réciproquement les torts du désordre dans lequel ils nous ont plongé, et M. Necker partira la veille d'une grande insurrection. Voilà ce que je prédis.
Avez-vous lu un petit ouvrage qui a pour titre : Don patriotique, ou nouvelle adresse aux militaires et à tous les citoyens français ? Je n'ai rien lu de si fort et de si bien fait pour ouvrir tous les yeux, et pour produire un grand effet.
On ne parle plus de M. Dudon et du Parlement de Bordeaux. Il y a peu de réponse à faire à la lettre que ce magistrat a écrite à l'Assemblée. On dit que la basoche commence à remuer fortement à Paris et à murmurer de la manière dont on traite les Parlements. Tout se prépare, mais rien n'est encore mûr. Pesez, dans votre sagesse, cette grande vérité.
Adieu, Monseigneur, soyez heureux, mais n'abusez pas de votre pouvoir sur l'âme la plus tendre et la plus livrée. Ah ! je sens que c'est ainsi qu'on doit vous aimer, et je trouve ce sentiment ans mon coeur.
Je vous envoie une lettre pour M.
l'avoyer Steiger, que je vous prie de lui faire parvenir. Je prends cette voie, parce que celle que je lui avais écrite par Milan a été à Vienne avant de lui parvenir. Il pense qu'il ne faut pas trop se presser, et qu'il faut laisser passer l'ivresse, et qu'avec cette patience, cette prudence, le retour à l'ordre sera immanquable.
Le bonhomme persiste à penser ici de même, et il a reçu de grands remerciements de la part des évêques d'avoir empêcher le Pape de lancer ses foudres ; ils disent que cela aurait tout perdu. Il est bien difficile d'aussi loin d'avoir une opinion bien prononcée, et de juger avec précision du moment. Cela est beaucoup au-dessus de mes forces, et c'est ce que je vous ai toujours avoué, avec raison et franchise.
Voilà la Prusse engagée dans une guerre inévitable, et cela doit fournir matière à vos calculs politiques. On pense qu'elle veut joindre nos provinces Belgiques aux Etats du Brabant, et cela n'est que trop vraisemblable et possible. Que deviennent alors les promesses du prince Henri ? Le dédale de la politique est bien tortueux, et la position de l'Europe bien embrouillée de toute part. Enfin, nous verrons ce que diront les dépêches que vous attendez.
Encore une fois, adieu, le plus aimé des princes, le plus aimé par son vieux serviteur. Si elle est arrivée, vous parlerez de moi. Mais non, ma lettre la précèdera.
J'ajoute encore quelques réflexions sur l'Espagne. Les premières lettres du ministre étaient pleines de bonne volonté ; ensuite il a écrit avec humeur, se plaignant d'étourderie, d'indiscrétions ; on a répondu à ces plaintes mal fondées d'une manière victorieuse, et, depuis ce temps, il n'écrit plus. Le bonhomme, qui le connaît bien et qui le sait peu confiant, en conclut qu'il médite de grands moyens, mais qu'il ne veut pas s'ouvrir même à lui. Voilà ce qui sera éclairci, mais pas avant l'arrivée du ministre de Turin en Espagne et le compte qu'il rendra du succès de ses dépêches. Cela vous mènera à six semaines au moins. Accoutumez-vous à cette idée pour faire provision de patience.
Ensuite, faites tout précéder par un bon manifeste, dont le bonheur du peuple, la gloire de la monarchie soeint le but, et la déclaration du Roi soit la base. Que ce manifeste annonce la bonté et la clémence que donne la force réunie au droit ; mais en même temps qu'il rende responsable de la vie, de la liberté du Roi et de sa famille la municipalité, les troupes nationales qui l'environneront ; qu'il annonce le pardon général des erreurs et la punition des crimes ; qu'il prouve à l'univers que vous voulez arrêter la licence, et non la liberté ; que vous voulez au contraire détruire l'anarchie pour étouffer les germes de despotisme qu'elle recèle. Vous ne manquerez pas de bons faiseurs pour cet ouvrage important, et vous pourriez vous en passer, ayant vous-même les moyens de le bien faire.
Quelle est donc cette mauvaise lettre du comte d'Antraigues dont vous me parlez ? Je ne la connais pas. Je voudrais l'avoir et la juger, me défiant un peu de vos premiers mouvements.
C'est M. de Rivière qui vous portera cette lettre ; il arrivera aussitôt que le courrier, et cela est encore plus sûr.
Ah ! que je redoute les nouvelles des deux premiers courriers ! Je ne sais quoi me dit qu'elles seront de la plus grande importance. Je crains que les adieux de M. Necker ne soient ceux de Médée, et qu'en partant il n'incendie la capitale et le royaume. Il faut qu'il ait encore des moyens cachés, puisqu'il a osé parler si fièrement à l'Assemblée. Enfin, le temps éclaircira bien d'affreux mystères. Puisse la vérité, le droit, la justice, l'honneur, la loyauté triompher à la fin de l'hypocrisie et des crimes !
Adieu, Monseigneur, recevez mon tendre et fidèle hommage.
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