M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 17 juillet 1790
- n° 45

Malgré une violente colique qui me fait mortellement souffrir depuis hier, j'ai passé trois heures de nuit à déchiffrer avec votre amie tous les détails que vous m'avez envoyés. Beaucoup de choses nous ont échappé, parce que tout n'est pas expliqué, et le chiffre que vous nous avez fait passer n'est pas complet. Depuis 66, tous les soixante nous sont presque inconnus ; nous ne connaissons pas davantage hn, gg ; ainsi complétez-nous par le premier courrier ce qui nous manque.
Je vois par la petite lettre qui était jointe aux détails que vous m'accusez de trop de prudence ; et cela me chagrine, parce que ce n'est qu'avec de la prudence et de la patience que vous pourrez la monarchie et votre famille.
Je vous vois toujours étonné et indigné de la lenteur de Florida-Blanca et de sa réticence. Les causes de sa lenteur ont été ses embarras personnels et les attaques portées à son crédit ministériel (ce qui vient de lui arriver est une preuve positive de la cabale existant contre lui), la crainte très fondée et point encore passée d'une guerre inégale. Les causes de sa réticence vis-à-vis de vous sont (je vous le répète encore) la crainte de vos entours, que vous avez été accusé de légèreté et d'indiscrétion, et qu'il a été effrayé de vos démarches en Angleterre et en Prusse. Les réponses verbales qui ont été faites en sont la preuve positive, puisque son agent vous a dit de sa part que vous étiez mal instruit des projets de Pitt et du roi de Prusse, et que lui, Florida-Blanca, les connaissait mieux que vous. J'en reviendrai donc toujours à dire que l'Espagne est très-intéressée au salut de la France, et l'Angleterre ainsi que la Prusse sont au contraire acharnées à sa perte et en sont les premiers mobiles.
Je vois encore que les secours qui vous avaient été promis par le roi de Prusse ont fait long feu ; je vois que ceux promis par Pitt n'arrivent pas et sont d'ailleurs très insuffisants.
J'ai plus de confiance à la bonne volonté de Steiger, et j'en ai beaucoup en ses lumières ; mais cependant il divague relativement aux secours des Suisses. Il vous parle des troubles qui y règnent, et, après avoir condamné la précipitation de Zurich, Berne adhère, comme le canton, à sa décision sur la fédération. Rien de clair encore de ce côté, et partout la crainte ou d'autres calculs arrêtent les secours. Mais je vois avec plaisir que l'avis de Steiger est que les offres de la Provence et les moyens qu'elle présente ne lui paraissent pas acceptables encore, puisque le trouble et la division y règnent ; que Steiger pense que vous vous ne pouvez vous livrer en personne que lorsque vous aurez à vous une province entièrement réunie. Le Languedoc est bien loin d'être réuni, et vous auriez fait une rude sottise, si vous vous y étiez confié ; tout serait à présent sans ressource. J'en frémis.
Soyez sûr que l'Espagne se prépare et correspond directement avec le Roi et la Reine. Des courriers partent sans cesse de Paris pour l'Espagne, et vous en serez sûrement averti à temps. D'ailleurs, je suis convaincu que le Roi et la Reine méditent quelque chose. Une lettre de votre soeur à Mme de Bombelles paraît annoncer à mots couverts une fugue.
Vous nous parlez d'un envoyé du Salon français et de votre soeur et de Monsieur, et ensuite vous passez à autre chose sans nous dire ce que cet envoyé vous a dit. Cela est cependant bien intéressant.
J'ai reçu une lettre du bonhomme qui a été au désespoir de l'aventure de Florida-Blanca et qui craint beaucoup qu'on ne vous entraîne à de fausses démarches. Voici les propres mots de sa lettre : "Si le preux (c'est vous) veut se perdre à jamais, lui et toute sa race, il n'a qu'à suivre l'impétuosité des conseils qu'on lui donne. Je conviens qu'il a raison d'être au désespoir de voir mettre en pièces un si beau royaume et de voir la succession peut-être interdite par les foudres de la fédération à ses enfants. Mais que faire en ce moment, avant d'avoit appui et moyens, surtout après avoir tout gâté par des confidences faites à la Prusse et à l'Angleterre, qui ont éffrayé Florida-Blanca ? Jamais on n'obtiendra de Florida-Blanca qu'il s'explique clairement dans la position du preux. Que reste-t-il donc de raisonnable à faire ? de laisser Florida-Blanca s'arranger avec le Roi et la Reine, ce qui est plus lent, mais plus utile. Le moment où le zèle du preux pourra se développer viendra nécessairement ; mais il faut l'attendre, ou tout perdre sans ressources. Il est clair par les réponses verbales du mois de mai et de juin qu'il y a un fil de correspondance entre le Roi et Florida-Blanca, et cette direction est la meilleure de toutes. Il s'agit de sauver la monarchie, de ne pas perdre la première couronne de l'Europe, et non de faire briller son courage et son patriotisme." J'ai transcrit fidèlement cet article de cette lettre, et je crois que celui qui l'a écrite a la meilleure tête de l'Europe, et la plus entière (quoiqu'on vous en dise).
Je vous garderai fidèlement la correspondance que vous me renvoyez, je vous en donne ma parole ; mais je voudrais la transcrire pour la mettre en ordre, en en retranchant ce qui est relatif à votre amie, et elle pourra être un jour un petit monument historique, en l'arangeant. Le bonhomme était, je vous l'avoue, tourmenté de cette idée, et m'a prié de vous la demander. Ceci entre nous.
Vous me demandez conseil relativement au baron de Breteuil, et cela m'embarrasse. Premièrement, croiriez-vous qu'il voulût vous rejoindre ? Secondement, n'est-il pas entièrement brouillé avec le prince de Condé ? Troisièmement, a-t-il tout ce qu'il faut pour diriger une grande opération et décider sur un parti à prendre ? Voilà ce que j'ignore, et ce qui me met dans l'impossibilité de répondre clairement. Je lui crois une bonne tête pour un conseil ; je le crois dans de très bons principes ; il a aussi dans l'Europe quelque réputation ministérielle : voilà les avantages. Un autre encore, c'est qu'il y a des liaisons avec les parlements, et qu'il faut joindre les moyens de formes aux moyens de force ; et que les parlements finiront par jouer un rôle dans toute cette grande affaire. Mais est-il compatible avec le prince de Condé et avec Calonne ? Mais voudra-t-il quitter le lieu où il est, et se remettre en jeu ? Mais est-il assez fort pour une aussi grande circonstance, et plairait-il au Roi et à la Reine ? Voilà ce que vous êtes plus à portée de juger que moi. Son arrivée à Turin (supposez qu'il y consentît) n'ouvrirait-elle pas tous les yeux ? Voilà encore ce que vous pouvez calculer. Il pourrait (avant que vous prissiez sur cela un parti) venir à Evian conférer avec l'abbé Marie que vous y enverriez, et au retour de celui-ci vous vous décideriez ; voilà ce qui me paraît possible et sage.
Je reviens à la trop grande prudence dont vous m'accusez. Je crois qu'avant de prendre un parti l'excès de la prudence est indispensable ; mais que, une fois le parti pris, il faut exécuter avec audace ; et, quand nous en serons là, la chaleur de mon caractère fera bouillonner mon sang français et créole. Jusque là, ma confiance à l'expérience et aux lumières du bonhomme, la persuasion intime que j'ai que rien ne peut être stable, qu'il y aura un bon moment à saisir, qu'avec de petits moyens et de la précipitaion vous gâteriez tout, qu'avec un déploiement de grandes forces vous imposerez des lois qui seront reçues sans résistance, sans effusion de sang ; tous ces motifs réunis me confirment dans l'opinion qu'avec de la patience, vous jouerez le plus beau des rôles, et qu'avec de ma précipitation vous ruinerez pour longtemps vos affaires et la monarchie, et vous rendrez vos intentions suspectes. Quelque bon que soit l'esprit de quelques provinces, elles n'agiront qu'au nom et selon les ordres du Roi, qui jusqu'à présent n'a parlé que pour arrêter, que pour refroidir tous ses bons serviteurs ; mais l'époque viendra où il parlera, et cette époque n'est pas loin ; il ne faut donc pas l'anticiper.
Ce mois-ci fera naître bien des circonstances qu'il est impossible de prévoir. Si tout se passe sans résistance le 14, nous aurons une constitution démocratico-royale, ou impériale et élective. C'est un être de raison ; cela est si absurde que de partout on criera haro sur les législateurs, usurpateurs, conspirateurs, et alors un manifeste bien fait produira son effet. Si le Roi veur ce jour-là défendre enfin son sceptre à moitié brisé, il courra de grands dangers et surtout la Reine ; mais cependant son parti est plus grand qu'on ne le croit, et on se ralliera bientôt à lui. Si la rivalité existe en effet (comme on le dit) entre le parti La Fayette et Necker, qui est celui de la révolution, et celui de M. le duc d'Orléans, qui est celui de la conjuration, le signal de la joie et de l'ivresse deviendra subitement le signal du massacre, et je frémis de cette scène d'horreurs. Nous aurons à coup sûr un de ces résultats. Aurez-vous un courrier pour nous instruire des événements du 14 ? En ce cas, nous espérons que vous nous en enverrez un. Vous saurez tout au moment où vous recevrez ma lettre. Pourquoi me retient-on ?
Je vous quitte, Monseigneur, parce que j'ai passé ma nuit sur pied, et parce que je souffre encore horriblement.
Vous connaissez tout mon dévouement et toute ma tendresse pour vous, et c'est à la vie et à la mort.

P.S. Vous passez bien légèrement sur la manière dont le Roi a sanctionné les derniers décrets. Cependant les signer sans les lire, malgré les oppositions même de M. de La Fayette et de Liancourt, prouve un plan, et m'annonce plus qu'on ne s'y attend. Si cela arrive, sa conduite depuis quelque temps aura été un chef d'oeuvre de sagesse et de prudence, et sera complète, s'il finit par bien saisir le moment de la force. Je me plais à cette idée.

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