M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Venise, 17 juin 1790
- n° 40

Il me paraît plus que vraisemblable que la guerre aura lieu entre l'Espagne et l'Angleterre, et cet événement explique bien des mystères. L'idée que M. Pitt, d'accord avec M. de Florida-Blanca, veut venger la royauté est le conte de la Barbe-Bleue, et il est aisé de voir que, depuis que M. Pitt est entré dans le ministère, il a eu pour but principal de venger l'Angleterre de la perte de l'Amérique, de ruiner la France, de la dépouiller de ses grandes alliances, et de se substituer à notre place à Vienne, à Constantinople, à Amsterdam, et de rompre nos mesures avec la Russie, la Pologne, la Prusse et la Suède. Et voilà l'homme auquel on vous a conseillé de vous adresser ! On vous a conduit dans la gueule du loup. Je suis bien sûr que cela a été à bonne intention ; mais on a eu de mauvaises lunettes politiques. Voilà la vraie cause de la froideur de l'Espagne et des plaintes que M. de Florida-Blanca a faites si souvent de légèreté et d'imprudence. Cela me paraît aussi la vraie source du rappel de M. de La Vauguyon. Il n'est pas douteux que c'est l'Assemblée nationale qui a exigé ce rappel auquel M. de Florida Blanca était très-opposé. La menace de l'Angleterre a suivi de près la consommation de notre ruine, et, immédiatement après, le décret qui dépouille la royauté de son droit essentiel de décider la paix et la guerre. Huit courriers sont partis pour Londres. Je regarde d'après cela la guerre contre l'Espagne assurée.
Vous allez voir qu'à present l'Assemblée, dirigée par l'argent de Londres, ca examiner nos traités et alliances à conserver, et décidera la rupture du Pacte de famille et du traité de Versailles. Ensuite les Anglais, pour échever de détruire notre commerce, forceront les Espagnols à les préférer à nous, et plus facilement encore ils décideront la Cour de Vienne à redevenir leur première alliée. Vous vous êtes donc en vous ouvrant à Pitt livré aux conseils du renard qui a perdu la France en laissant ou faisant agir le Palais-Royal, et en soutenant la rébellion et l'indépendance avec l'argent britannique, ou plutôt avec le nôtre, qui va s'engloutir tous les jours dans le gouffre de la Tamise. Le séjour prolongé de M. le duc d'Orléans en Angleterre me prouve que la manière dont le roi l'y a reçu était une vraie comédie. Aussi voyez-vous à présent son parti augmenté en France, et M. de La Fayette va être obligé, pour sa propre sûreté, de se déclarer royaliste. S'il avait du talent, cette circonstance pourrait devenir heureuse ; mais s'il n'en a pas, il perdra sa popularité et bientôt après sa tête, et alors la famille royale sera dans la puissance d'un prince rebelle, soutenu par l'argent et les forces de l'Angleterre. Cette position, qui me paraît plus que vraisemblable, me fait frissonner.
Que faire en pareille circonstance ? Voilà ce qu'un grand homme pourrait vous indiquer ; mais je n'ai pas la présomption de croire que mes idées en conjonctures aussi crtiques puissent être de quelque poids. Cependant, n'est-ce pas le moment de vous jeter plus que jamais dans les bras de l'Espagne, d'écrire à M. de Florida-Blanca qu'il doit considérer le salut de la France comme un moyen certain de grandeur pour l'Espagne et comme le salut d'une vaste portion de l'héritage des Bourbons qui, perdue, entraînerait par sa chute et sa masse l'autre portion qui resterait indifférente sur nos malheurs ? Mandez-lui :
"Vos talents et votre fidélité à de bons principes sont trop connus pour que je ne désire pas avec ardeur que tout émane de vous, et que le rétablissement de notre monarchie soit votre ouvrage. Les jésuites menaçaient les souverains ; vous avez terrassé, anéanti un ordre qui jusqu'à vous faisait trembler tous ses ennemis. Une secte plus dangereuse, plus nombreuse, veut saper jusqu'aux fondements des trônes ; elle a perdu la France, si l'Espagne ne se hâte pas de la sauver. Soyez encore le vengeur des rois. Vous avez fait faire des pas de géant à la marine espagnole ; mais combien vous consoliderez cet ouvrage, quand vous disposerez de Brest, de Toulon, de Rochefort, comme du Ferrol, de Cadix, de Cathagène ! Notre monstrueuse constitution aura pour article secret, mais bien positif, de toujours éviter toute union dans les branches d'une maison qu'on veut détruire. Le retour de l'autorité du Roi de France sera le signal d'un rapporchement mille fois plus intime entre l'Espagne et la France. Si vous tardez à l'effectuer, vos ennemis se tourneront contre vous et contre nous ; la perte des instants est une prudence hors de saison. Si au contraire vous considérez comme le premier, le plus essentiel des intérêts de l'Espagne de remettre Louis XVI sur le trône, croyez que le succès couronnera une si noble et plus juste entreprise, et que M. de Florida-Blanca aura réalisé au profit de sa patrie et en faveur d'une gloire immortelle ce qui n'était qu'un beau mot de Louis XIV : Mon fils, il n'y a plus de Pyrénées."
Voilà à peu près le canevas de ce que vous pouvez écrire, et vous ferez mieux en le remplissant.
Je pense que vous pouvez ensuite proposer à M. de Florida-Blanca de faire en ce moment paraître votre manifeste, pour éclairer tous les bons français sur les dangers qui menacent le trône et la patrie, pour développer l'ambition de nos ennemis extérieurs et les moyens de division et de corruption qu'ils emploient pour parvenir à leurs fins. Le manifeste sera le signal pour se rallier auprès du trône. Votre conduite y sera simplement et noblement expliquée ; vous vous y montrerez le plus fidèle sujet, le plus tendre ami de votre malheureux frère, sans autre ambition que d'être juste et de contribuer au bonheur de la France. Mais il faut que ce manifeste soit concerté avec M. de Florida-Blanca ; vous connaissez l'homme qui est en état de le bien faire. Voilà, selon mes faibles lumières, ce qui est propre aux circonstances. Examinez, pesez et décidez.
Mais il faudrait surtout que nous eussions un premier ministre qui fût agréable à l'Espagne. Il n'en est qu'un : c'est le cardinal.
Si M. de La Fayette, forcé par les circonstances ou par ses remords à revenir au Roi, à l'autorité, veut traiter avec vous, gardez-vous bien de montrer une hauteur qui perdrait tout. Point de ressentiments personnels ! Songez qu'il s'agit de sauver la monarchie française et votre famille. Toute prévention, même juste, doit céder à d'aussi grands intérêts ; mais il faut, en traitant, prudence, défiance, et sauver la monarchie, les princes, la noblesse et le clergé.
Ce voyage de Saint-Cloud me donne beaucoup à penser, et je ne puis m'empêcher d'en espérer quelque chose.
Je vous ai écrit en attendant le courrier, et je ne finirai ma lettre qu'après l'avoir reçu. J'ai voulu en attendant mettre sur le papier mes réflexions, qui sont peut-être des rêveries, mais du moins celles d'un bon Français.
Si la communication, du lieu où vous êtes, avec l'Espagne était plus facile et plus sûre, il vous prendrait sûrement envie, dans le cas où la guerre aurait lieu, de laisser vos deux enfants sous la garde du roi de Sardaigne et d'aller, accompagné de M. le prince de Condé, M. le duc de Bourbon et M. le duc d'Enghien, faire la guerre avec les Espagnols, et par votre conduite inspirer confiance au roi d'Espagne et à son premier ministre. Cette idée mérite encore vos réflexions. Si c'était une guerre de terre, je crois que, dans votre position, vous devriez sans valancer prendre ce parti ; mais pour une guerre de mer, c'est autre chose. Au reste, tout vieux et infirme que je suis, je suivrais encore mon cher prince, et j'aurai plutôt la force de mourir pour lui que celle de vivre sans lui. Mais vous serez nécessaire sur la frontière, et commander des vaisseaux n'est pas de votre estoc.
Un homme sûr et sage nous mande de Paris : "N'ayez aucune inquiétude pour la famille royale. Au moindre mouvement qui la menacerait, nous sommes des milliers prêts à la défendre et à la sauver." Une autre personne m'avait mandé la même chose ; mais je n'y avais pas la même confiance. Je dors d'un meilleur sommeil depuis la réception de ces lettres.
Je vous prie, si vous n'avez pas brûlé ma correspondance, de la garder, et, quand j'aurai le bonheur de vous revoir, ou par quelque occasion sûre, vous me ferez plaisir de me la remettre en ordre par numéros ou par dates. Peut-être un jour cela pourra-t-il me servir , puisqu'on m'accuse d'être trop impétueux dans mes conseils. De grâce, répondez-moi à cet article. Les propos de ce M. de Fontbrune me reviennent toujours à la pensée.

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