M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 1er avril 1790
- n° 29

Pour cette fois-ci, Monseigneur, nous n'avons pas eu de dispute ensemble, votre amie et moi ; car j'ai pensé comme elle qu'un retard de trois semaines sur un départ annoncé était inutile, et que c'était seulement un supplice en pure perte. Ah ! si le sacrifice eût été complet, c'est autre chose ; et c'est alors que vous auriez été vraiment digne de louanges ! Mais n'en parlons plus, et je suis là d'être sévère ; ce rôle va si mal à mon coeur !
Prenez garde à ce que vous lui écrivez en route ; je vous préviens que les postes restantes de toute l'Italie sont peu sûres ; ainsi ne compromettez ni vous, ni elle, ni vos secrets. Je vous recommande expressément cette prudence.
Il me paraît que les dernières nouvelles sont du même genre et se confondent absolument avec les avant-dernières. Il n'y a de saillant du dernier courrier que cette lubie en faveur de M. de Calonne ; mais j'espère que mon ami ne donnera pas dans un tel piège, et je lui mande qu'en se rembarquant dans une mer infestée de pirates, il faut être prate aussi pour pouvoir se tirer d'affaire, et qu'il aurait trop à rougir d'être rappelé par le bourreau Barnave. Je suis toujours bien aise du succès qu'a eu cette tentative, puisqu'elle ne vient pas de mon ami et qu'elle a été faite à son insu.
Je suis au désespoir, mais point d tout étonné que vous n'ayez pas obtenu la protestation que vous demandiez. Ah ! Combien elle aurait redoublé vos forces et vos moyens !
Ne croyez pas que l'Espagne aille aussi vite que vous l'imaginez. Mes dernières lettres vous ont mis au fait de la position des choses en Espagne ; et le principe de M. de Florida-Blanca est qu'il faut être prêt, mais que, tant que le Roi sera prisonnier, il est impossible de rien risquer sans le plus grand danger pour sa personne, chose, dit-il, dont in ne veut pas rendre compte à Dieu et à sa conscience.
Au reste, je m'attends incessamment à des événements qui changeront l'état des choses. J'ai un pressentiment que le quinzaine de Pâques ne se passera pas sans quelques mouvements extraordinaire. Le parti du Roi augmente considérablement dans la capitale même, et le héros La Fayette commence à être vu à découvert ; le départ de son coalisé Necker affaiblira encore ses moyens et sa consistance ; il commence à être méprisé, et, pour un traître, du mépris à l'insulte, de l'insulte à la mort, le passage est rapide. Si cet événement a lieu, je me fais dévôt, car alors je croirai tout-à-fait à une Providence qui punit les crimes.
Je vous ai prévenu dans ma dernière lettre du mariage arrêté pour Armand. M. et Mme de Champcenetz retournent en France. je vous supplie, Monseigneur, de vouloir bien accorder une audience à M. de Champcenetz, dont le fils aîné, que vous aviez la faiblesse d'aimer, se conduit comme un monstre qu'il a toujours été. Il a profité de l'absence de son père et de sa belle-mère pour jouer des tours perfides, et je vous supplie de vouloir bien donner à M. de Champcenetz une lettre pour le Roi, lorsqu'il vous ara expliqué son affaire. C'est un acte de justice que vous ferez, et vous obligerez la tante du bon Armand. Si vous avez à cette époque des choses particulières à mander au Roi ou à votre famille, Mme de Champcenetz s'en chargera, pourvu que cela soit plié d'une certaine manière qu'elle vous expliquera, de manière que cela puisse se placer dans un endroit secret de sa voiture. Ils sont tous deux pleins de zèle pour la bonne cause. Ils seront à Turin vers le 20 ou 25 d'avril, à la fin de ce mois au plus tard.
Votre amie est absolument quitte de sa dernière incommodité et se porte à merveille. Nous nous aimons beaucoup, je vous en préviens; prenez-y garde ! Je suis un jeune homme dont, auquel ... enfin, suffit. Je suis pourtant devenu bien vieux, bien goutteux, bien triste, et je conviens que mes charmes sont fort diminués. Je suis ce qu'on appelle un homme sous la remise. Ma santé va de mal en pis ; votre pauvre vieux s'en va tout doucement. Ah ! pourvu qu'il voie, avant de fermer ses yeux, la monarchie triomphante, les lis relevant leurs têtes, la religion respectée, mon prince fortuné et glorieux, et mes tendres amis heureux ! Alors je mourrai en paix et sûr que vos plus tendres conversations m'auront pour objet. Vous direz : "Ah, que l'âme de celui-là était franche et sensible!" Ne voilà-t-il pas que je m'attendris en parlant de moi ? fi donc !
Je ne suis pas content de la santé du cardinal depuis quinze jours. Il a un fort rhume, ne dort point, et cela l'affaisse un peu. Il est si bon citoyen, si attaché à la monarchie et aux Bourbons que son chagrin le tue. L'autre jour il s'écriait : "Oui, on supporte tout, hors la honte." Je n'ai rien à ajouter à ce que contiennent mes dernières lettres. Ce serait toujours la répétition des mêmes principes.
Vous vous souvenez que je vous ai prédit que l'abolition des moines, les attaques faites à la religion, les insultes faites au clergé amèneraient le fanatisme, et déjà ma prédiction s'accomplit. Il est fort question à Paris d'une prophétie qui y fait la plus grande sensation. Une personne qui vit à Libourne, ville du Périgord, au confluent de la Dordogne et de la rivière d'Isle, a prédit il y a onze ans, dit-on, tous les événements de la France, et tout s'est réalisé. Elle vient de prédire qu'au mois de mai prochain il paraîtra dans le soleil un signe extraordinaire et dont toute la terre serait effrayée, et qu'alors le Roi reprendra toute son autorité. On me mande que, comme ses premières prédictions et leur accomplissement sont prouvés, les esprit forts eux-mêmes en sont consternés, et que tous les scélérats en font la foire. La Fayette ne perdra pas cette occasion d'avoir peur, ainsi que Liancourt. Mais il faudrait joindre à ce fanatisme la réunion de tous les rois armés pour la cause des rois ; et ils sont bien lents à concevoir combien il est important pour eux de ne pas laisser propager des opinions si funestes à tous les gouvernements et par conséquent au bonheur des hommes.
Le Pape vient de tenir dans son consistoire un fort beau discours sur l'état actuel de la France et sur les attaques faites à la religion ; il y a prononcé avec beaucoup d'éloquence, dit-on, que son devoir strict serait d'employer les armes de la religion pour s'opposer aux novateurs criminels et impies ; mais, ajoute-t-il, à qui puis-je m'adresser en France dans ce moment d'anarchie ? Dans quelles mains est l'autorité ? Le plus grand des rois est prisonniers dans sa capitale ; les évêques sont dispersés, fugitifs, les tribunaux renversés, les lois anciennes détruites sans être remplacées. Sera-ce à une canaille ivre de vin et de sang que je porterai la parole de Dieu ? Puis-je compromettre la dignité de mon saint ministère et exposer la parole de Dieu aux mépris, aux insultes des impies ? Non, il faut attendre et redoubler de prières, obtenir d'un Dieu sévère, mais bon, que sa colère s'apaise, qu'il rende la vue aux aveugles. Voilà tout ce que la prudence commande dans d'aussi cruelles circonstances. Voilà l'extrait de son discours dont on m'a fait beaucoup d'éloges, et il me paraît, quoique je ne le sache pas positivement, que les instructions du cardinal étaient d'empêcher le Pape d'agir plus fortement. On ne croit pas même que le discours soit imprimé. Peut-être en effet l'ivresse est-elle encore trop grande, et les moyens dilatoires cachés des prêtres valent-ils mieux que les moyens violents. Quoiqu'il en soit, il n'y aura rien de plus.
Votre amie m'a fait part de votre projet d'une maison de campagne pour elle. Nous en avons causé ensemble, et nous avons conclu que cela serait très-mal fait : 1° parce que rien n'a plus l'air d'un établissement, et c'est ce qu'il faut surtout éviter : 2° parce que vos visites sans être accompagné lui causeraient des frayeurs mortelles, et ce ne serait pas sans raison. Songez toujours que vous êtes la sauve-garde de votre famille et de la monarchie, et que vous seriez coupable de vous exposer lorsque le crime veille. Il faut aussi qu'après un certain temps elle aille en Suisse, et que son grand-père l'y rejoigne, parce que cela couvrira votre imprudence. Pardonnez-moi encore cette expression sévère ; je ne la prononcerai plus. Il faut donc qu'elle soit, comme en passant, à une bonne auberge bien commode et bien choisie. Je vous recommande les précautions même timides, parce que, je le répète, le crime veille.
C'est demain qu'arrive la poste d'Espagne, et je ne finirai ma lettre qu'après mêtre informé s'il n'y a rien de nouveau.
Je vais me coucher pour ne pas dormir et pour avoir des quintes de toux jusqu'à six heures du matin ; voilà comme se passent toutes mes nuits. Aussi je n'en puis plus.
Ce 2 avril, point de nouvelles de l'Espagne ; mais je vais ajouter ici quelques réflexions, qui ne sont peut-être pas hors d'oeuvre.
Il paraît certain que la Cour de Londres envoie un ministre à Bruxelles pour conclure avec les Etats des provinces Belgiques un traité de commerce ; cette Cour reconnaît donc leur indépendance ? De ce fait, bien avéré, il est aisé de juger des vrais sentiments et principes de cette Cour. Elle ne craint donc pas, comme le supposent les gazettes, qu'en Ecosse, en Irlande, et même à Londres, le peuple, animé de l'esprit d'indépendance et de liberté, veuille restreindre l'autorité du roi Britannique, ainsi que l'influence et les privilèges de la Chambre haute ? Tout cela mérite réflexion, et le jeu de l'Angleterre me paraît un jeu sûr, mais peu franc. Si cette Cour notifie à l'Espagne et à la Sardaigne ses intentions relativement à la position de la France, cela paraît loyal au premier coup d'oeil ; mais ne peut-on pas se permettre de penser qu'elle ne veut par cette démarche que bien sonder les dispositions de l'Espagne ? Si elle la trouve animée, elle prendra en conséquence un parti ; si elle la trouve froide et indécise, elle en prendra un autre. Mais ayons toujours devant les yeux que l'humiliation de la France est regardée comme le triomphe et même l'ouvrage de l'Angleterre, car l'univers est convaincu qu'elle a répandu beaucoup d'argent pour cette révolution.
Une autre réflexion, que me suggère ce que vous me mandez de la Provence et d'une apparition sur le Var, est qu'il me paraîtrait bien important que le roi de Sardaigne, sous prétexte des émigrations, insurrections de ses voisins, envoyât plus tôt que plus tard un régiment de dragons et un d'infanterie à Nice. Cette montre soutiendrait les bonnes intentions des Provençaux fidèles et en imposerait aux autres. C'est le chemin du Var.
Autre chose encore. Puisqu'on vous mande qu'on est sûr de toutes les troupes de Provence, à l'exception du régiment du Dauphiné, il faudrait trouver quelque prétexte pour renvoyer, ou du moins pour isoler ce régiment de Dauphiné, car aucunes troupes ne sont sûres, quand il se trouve au milieu d'elles un régiment gangréné.
Encore une réflexion. Vous me mandez que l'Angleterre notifiera ses intentions à la Sardaigne, à l'Espagne et même à la Cour de Naples. Certes, ce qu'il y aurait de plus heureux et de plus naturel serait une réunion de tous les princes de la maison de Bourbon ; mais ne perdez pas de vue que la Cour d'Espagne et celle de Naples ne marchent pas du même pied. Je rabâche, mais cela est nécessaire.
Adieu, Monseigneur. Je n'ai rien à ajouter à cette lettre que le tendre hommage de mon dévouement et de mon respect.
Voilà une lettre pour le baron de Castelnau, que Mme de Polignac vous prie de lui faire tenir.

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