M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 20 février 1790
- n° 23

Avant d'entrer dans les détails de ce que contenait la lettre qu'on m'a communiquée, Monseigneur, je prends la liberté de vous demander s'il ne vous serait pas égal de faire un article particulier de tout ce qui tient aux affaires et de me l'envoyer, ou à votre amie. Car il est difficile d'extraire des volumes que vous lui écrivez ce qui est uniquement relatif aux circonstances.
A présent, je vais commencer par vous instruire d'un événement que peut-être vous ignorez et qu'il est important que vous sachiez. Un M. Bodkin de Fitzgérald, conseiller aux enquêtes, le même qui avait dénoncé au Parlement M. l'archevêque de Sens, vient d'aller en Espane vivement recommandé à M. de duc de Crillon, qui allait même lui donner des recommandations pour l'Italie, lorsqu'il en a été empêché par la scène que je vais vous mander. Ce M. de Fitzgérald, étant à dîner avec M. le duc de Crillon, a eu l'audace de parler comme un énergumène contre la Cour de France e principalement contre vous. M. le duc de Crillon a voulu lui imposer silence ; mais ce forcené ayant redoublé de blasphémer, M. le duc de Crillon l'a fait sortir de table, chassé de chez lui et dénoncé au gouvernement, qui l'a fait arrêter. Il a été relâché au bout de trois jours, avec l'ordre de sortir d'Espagne. Ce Monsieur vient en Italie ; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est qu'il est beau-frère de M. de Cabarrus, qui a le plus grand crédit en Espagne.
Je vous avertirai encore que M. de Florida-Blanca a écrit ici avec colère sur la légèreté des démarches des Français, sur ce qu'ils sont indiscrets, qu'ils vont trop vite, risquent trop, et qu'avec la meilleure volonté de servir la France il est impossible d'avoir confiance dans leur prudence, et que jamais la prudence ne fut plus nécessaire. D'où cela vient-il ? Voilà ce que j'ignore ; mais peut-être quelques-unes des démarches, faites ou à Londres ou en Prusse sont-elles connues de M. de Florida-Blanca ; peut-être en avez-vous parlé devant son chargé d'affaires à Turin, et en a-t-il été instruit par lui. Vous êtes entouré d'espions ; beaucoup trop de personnes sont dans votre confidence ; et ébruiter les projets, donner de la défiance à la Cour d'Espagne sont les moyens d'échouer et de causer de grands malheurs.
J'ai beaucoup causé sur toutes ces différentes matières, et voici les résultats de mes conversations ; ces résultats sont très d'accord avec ma manière de voir et que ne vous ai jamais laissé ignorer.
1° Les dernières données sont de telle importance et d'un tel danger qu'il n'y a qu'un conseil éclairé et approuvé du Roi de France qui puisse, après de mûres réflexions, hasarder son avis en pareille matière.
Le bon sens est effrayé de mettre la France entre les mains de ses anciens ennemis, d'y introduire des armées étrangères, qui peuvent la démembrer de haute lutte, ou garder ses places et ses provinces, sous prétexte de s'indemniser des frais de la guerre. Il serait aussi imprudent que criminel pour un Français d'adopter, sans ordre formel, un pareil plan.
Rompre brusquement une grande alliance, sans motifs suffisants, hors de saison et sans attendre les événements qui peuvent justifier un tel parti, serait manquer à la bonne foi et à la prudence.
Si l'Espagne a aperçu de pareils projets, il n'est pas étonnant qu'elle se défie de l'indiscrétion, de la légèreté françaises et de la hardiesse de ses projets, ni qu'elle craigne de se mêler d'affaires peu réfléchies ; mais, comme cette puissance est la cheville ouvrière de tout, c'est à ceux qui présentent des idées semblables à guérir cette Cour de sa juste défiance, en lui développant un plan qui au premier coup d'oeil paraît inadmissible.
2° Quand on n'est pas accoutumé à traiter les affaires, et qu'on est franc et loyal, on juge volontiers d'après les procédés personnels, au lieu de juger d'après les vues et les intérêts particuliers.
Ainsi, pour ne rien hasarder sur des objets si importants, il serait nécessaire que les dernières données fussent présentées à Madrid, non par un jeune prince dont l'inexpérience politique et celle de ses entours peuvent alarmer une Cour excessivement prudente, mais par la Cour même qui a conçu de pareils projets, et dont la bonne foi et la prudence ne doivent pas être soupçonnées.
Sans l'Espagne, on ne peut ni ne doit rien faire, ni rien espérer ; il faut donc guérir sa défiance, en lui demandant de former elle-même le plan qu'il convient d'adopter et de suivre.
Ici on ne peut faire que des réflexions de fidèle sujet et de bon patriote ; ces réflexions sont presque toujours trop tardives ; elles arrivent quand on a déjà fait des démarches décisives.
En un mot (comme on l'a toujours dit), la loi impérieuse du devoir s'oppose à donner même des conseils, surtout après les avertissements réitérés de l'Espagne et sans être spécialement autorisé par le Roi de France à se mêler de choses si importantes et si délicates.
3° Autant il est utile et nécessaire d'être en mesure avec l'Angleterre et la Prusse, autant il serait dangereux de convenir avec elles, sans le concours formel de l'Espagne et le consentement libre du Roi.
En général, il faut préparer d'avance les moyens avec Madrid, et par le canal de la Cour où l'on réside ; on s'y fiera mieux qu'à la légèreté française. Il faudra attendre, pour agir, que l'Assemblée Nationale ait terminé ses séances et ses travaux ; on jugera mieux alors les dispositions de la nation, et l'on saura si les troupes restent fidèles à leur maître et soumises à ses ordres ; on verra plus clairement quel est l'état des finances.
Sans argent et sans troupes réglées, sans le concours de l'Espagne, sans que l'ivresse de la nation ne soit passée, qu'est-ce qu'on peut espérer de bon, ni tenter de raisonnable ?
Voilà, en général, le résultat des conversations que j'ai eues ; il faut y ajouter quelques réflexions relatives au caractère du roi d'Espagne, de la reine et de son principal ministre.
Si Charles III vivait encore, sa chevalerie, son amour pour son nom électriseraient tous ses ministres ; mais son fils, avec de la loyauté et de l'honneur, n'a pas le même enthousiasme ni la même expérience. La reine a beaucoup d'esprit, celui de tenir en balance le crédit des grands et le crédit des ministres ; de se rendre par son ascendant sur le roi importante à tous les partis ; mais elle n'a pas la connaissance, l'esprit des grandes affaires, qui sont jusqu'à présent confiées uniquement à M. de Florida-Blanca. Ce ministre a du caractère, de la sagesse et de la loyauté ; mais il est très-jaloux de son pouvoir, très-susceptible ; il faut qu'il dirige absolument pour se livrer à une grande affaire ; s'il n'est que le second instrument, il n'a plus que de l'insouciance et de la lenteur. C'est donc à lui qu'il faut entièrement se livrer pour qu'il agisse. C'est le seul moyen pour lui donner de l'ardeur et soutenir sa vigueur. Il aime la gloire, et sera flatté que la France lui doive son salut ; mais, s'il ne s'en croit pas le premier auteur, son zèle se ralentira ; la défiance s'en mêlera, et il nuira pour cette raison plus qu'il ne servira dans cette crise importante. Avant tout, il fallait lui confier la direction de tous vos projets, qui ne réussiront jamais sans la première base de l'appui de l'Espagne. Il en est temps encore, et cela me paraît indispensable ; mais, pour lui donner plus de confiance, il faut que les affaires soient traitées avec lui par le ministère de Turin, observer le plus grand secret, se soumettre aux lenteurs du cabinet de Madrid ; ces lenteurs ne leur paraissent que de la prudence. Tous vos projets indiqués par l'Angleterre et la Prusse doivent être soumis à la révision de l'Espagne, approuvés et dirigés par elle ; sans cela, ils deviennent incohérents, chimériques et même coupables dans leurs effets. La Cour de Turin peut sans danger s'ouvrir à celle de Madrid, dont elle a injustement soupçonné les projets d'agrandissement en Italie. L'Espagne n'y pense pas ; cela est très certain ; et le moment est moins propre qu'aucun autre à de pareils projets d'ambition pour l'infant de Parme.
Le baron de Nyven a très prudemment fait de vous renvoyer vos papiers, puisqu'il avait des craintes fondées. Il s'agit à présent de prendre des mesures très-sages pour les faire parvenir au Roi, dont l'approbation est indispensable.
Il faut encore que vous calculiez, Monseigneur, que M. de Montmorin avait fort bien réussi en Espagne, qu'il a conservé de grandes liaisons avec M. de Florida-Blanca, et que rompre en vsière avec M. de Montmorin n'aurait pas de succès en Espagne. Je dois vous apprendre encore que M. de Carency, fils de M. de La Vauguyon, est parti d'Espagne sans qu'on sache pourquoi. M. de Florida-Blanca mande à M. le chevalier d'Azara qu'il est parti avec le courrier de France, sans l'aveu de son père, sans qu'on sache où il est allé. M. de La Vauguyon ignore-t-il en effet ou feint-il d'ignorer la cause du départ de son fils ? Cela renferme-t-il quelque mystère utile ou défavorable à vos projets ? Est-ce quelque chose, ou rien du tout ? Voilà ce que j'ignore ; je ne sais que le fait.
Allez doucement en besogne, Monseigneur, et surtout avec des formes sages, avec l'approbation du Roi votre frère, et sous la direction des Cours d'Espagne et de Turin. Ne croyez pas que l'Angleterre et la Prusse puissent jouer un rôle franc sans le concours de l'Espagne. Que deviendriez vous, si vous aviez, par trop de confiance en vos propres forces et aux insinuations qui vous sont faites, compromis la sûreté de votre famille et les vrais intérêts de la France ? Les grandes fautes en politique, et surtout dans la position où vous êtes, seraient facilement interprétées comme des crimes, quelque pures que soient vos intentions. Le moment approche où les opinions vont changer en France ; c'est à l'époque de la dissolution de l'Assemblée que le parti fidèle peut reprendre des forces. Une fausse démarche empêcherait ce salutaire effet. Prenez-y bien garde.
Quant à ce qui regarde M. de Fitz-Gérald, à votre place, j'y mettrais de la générosité, s'il paraît à Turin. C'est un homme violent, mais susceptible de reconnaissance, et il est beau-frère de M. Cabarrus. ? Ne vous y fiez pas, mais ne le faites pas maltraiter. Le duc de Crillon s'est montré en cette occasion loyal chevalier français et attaché au nom de Bourbon, quoiqu'il ait eu peut-être à se plaindre de vous et de la France.
Tout doit servir de leçon, et voilà le grand parti que vous tirerez de votre situation et de vos malheurs. Mais ayez de la patience et du sang-froid ; faites tout pour établir confiance en Espagne, car sans elle tous vos projets sont sans base essentielle. Je n'ai pas varié dans ma manière de voir, je m'en rapporte à vous. Les propositions de l'Angleterre m'effraient : timeo Danaos et dona ferentes. Revoyez tout ce que je vous ai mandé sur cela dans mes précédentes lettres, et ce que je pris la liberté de vous dire au comité de Turin ; je n'ai pas changé d'opinion. Mais en même temps je reconnais mon insuffisance pour d'aussi graves circonstances, et mon imaination est trop vive, je le répète, mon âme est trop sensible pour que je puisse espérer de m'arrêter au véritable point. Mais ce que je pense imperturbablement, c'est que, sans l'Espagne, tout s'écroule ; il faut donc lui inspirer confiance, vous laisser guider par elle, ne correspondre avec elle que par la Cour de Turin ou le moyen que k'Espagne vous indiquera. Communiquez, si vous le voulez, tout ce que je vous mande au roi de Sardaigne ; c'est ma conscience qui parle, et je voudrais que mes lumières fussent à son niveau.
M. de Vassé me paraît dans tous les points très-propre à la commission que vous lui destinez ; mais l'Espagne ne sera-t-elle pas effarouchée, dans les dispositions où elle est, d'une nouvelle missive ? Non, s'il apporte une adhésion, un consentement du Roi votre frère ; mais sans cela je doute qu'il réussisse.
Je m'attends à quelque catastrophe inévitable à Paris. On dit que la Navarre a désapprouvé tous les décrets de l'Assemblée et défendu à son trésorier de rien verser dans les coffres du Roi jusqu'à nouvel ordre. L'établissement des municipalités et la division du royaume en départements vont causer de nouveaux embarras, dont l'Assemblée sera la victime. Les opinions changeront avant peu, si on ne les fixe pas par quelque imprudence. Mais songez à tous les moments du jour que le Roi est prisonnier, et que c'est à vous qu'on s'en prendrait, si, par quelques démarches fausses ou prématurées, vous mettiez ses jours en danger.
J'apprends à l'instant d'une manière positive que le grand duc part demain de Florence pour aller à Vienne, et que l'archiduchesse l'y suivra quelques jours après. L'Empereur est au plus mal ; il ne dirige plus les affaires, et ne voit plus que son confesseur et l'archevêque de Vienne. Voilà donc un nouvel ordre de choses et qui demande du temps et de nouvelles combinaisons. Quelle hydre à cent têtes que la politique ! L'Espagne et la Cour de Turin, je vous le répète, Monseigneur, voilà nos guides naturels et légitimes. Soyez en défiance avec tout le reste, et croyez que le temps n'est pas encore venu d'agir, et que d'ailleurs, sans le consentement du Roi, toutes vos démarches seraient inutiles et seraient réputées coupables. Dieux ! quel parti les enragés en tireraient ! Risquer quelque chose et ne pas réussir, ce serait renforcer l'opinion encore existante, décourager ceux qui ont de la bonne volonté, et redoubler l'audace des mal intentionnés ; voilà une vérité incontestable.
J'ai oublié de vous mander, Monseigneur, que j'ai reçu une lettre charmante du comte d'Albignac, datée de Bayeux. Elle est remplie d'expressions d'attachement, de respect et de vénération pour vous. Oh ! celui là est bon, je puis vous en répondre.
Est-il vrai qu'enfin la garnison de Metz a imité les autres, et que M. de Bouillé n'en est plus maître ? Voilà ce qu'on a appris par les dernières lettres ; cela serait bien fâcheux. Je le crains, car nous avons reçu une lettre bien noire d'Esterhazy ; cependant il n'en parle pas.
Il faut à présent que je vous parle de votre amie et de moi. Quant à elle, je suis extrêmement content de sa santé, et l'union la plus parfaite règne entre elle et ses parents, et je vous réponds que cela continuera de même jusqu'à toujours.. Pour votre vieux ami, c'est à présent que vous pouvez l'appeler ainsi. Je n'ai pas un instant de santé, et les chagrins m'ont vieilli de vingt ans. Je suis surtout tourmenté par une humeur de goutte vague, qui se promène partout et me cause des accidents et des douleurs graves. Ah ! que je voie du moins la fin de vos malheurs, de ceux de mes amis, de ceux de mon pays, et je dirai après : Nunc dimitte servum tuum, Domine ! Mais je crains de ne pas arriver à ce terme ; je ne me sens pas bien, mon âme est trop tendre et par trop éprouvée ; aucune force ne peut résister à de si violentes secousses.
J'embrasse mon cher prince du plus tendre de mon coeur.

Je viens de lire l'ultimatum de l'impératrice de Russie. Elle accepte la médiation du roi de Prusse pour la paix, aux conditions que la Turquie lui paiera soixante millions de roubles en dédommagement des frais de la guerre ; que la Crimée sera reconnue province de la Russie ; que les pays qui partagent la Turquie et la Russie seront Etats indépendants, formant une république dont un prince grec sera le chef ; que la Suède reprendra son ancienne constitution, ainsi qu'avant la dernière révolution, et que les Etats de Suède auront seuls le droit de faire la guerre ou la paix, sans l'influence du roi. Il y a dans cet ultimatum trois ou quatre conditions aussi gigantesques, aussi folles. Aussi dit-on que le roi de Prusse se prépare à une guerre vigoureuse, déjà bien disposée par l'indépendance des Pays-Bas Autrichiens. Le grand-duc, en montant sur le trône de l'Empire, va avoir de rudes embarras ; et il est clair que l'impératrice de Russie n'est occupée que de ses propres intérêts, car dans cet ultimatum il n'y a pas un article favorable à l'Empereur.
Dans cet état de choses, le roi de Prusse pourra-t-il se mêler sérieusement des affaires de la France ? Voilà ce qui est au-dessus de la portée de mes lumières. Je crois qu'il sera bien occupé de rendre la Pologne indépendante des trois puissances qi l'avaient partagée, parce que ce partage était trop avantageux à la Russie et à la Cour de Vienne. Il faut donc ménager la Prusse et l'Angleterre, mais ne compter que sur l'Espagne et la Cour de Turin et les Suisses, dont vous ne parlez pas.
Qu'est donc devenu Nassau ? Vous ne faites aucune mention de lui.
Savez-vous quel parti a pris le comte de Ségur depuis son retour en France ? Il était, avant son départ, ami de M. de La Fayette, et, avec bien de l'esprit, il est très-capable d'écarts. J'en serai fâché.
Le grand-duc, pendant la maladie de son frère, a été très occupé de donner des fêtes au fils du roi d'Angleterre, et on sait qu'il aime beaucoup les Anglais.
Tachez de vous procurer la correspondance imprimée de l'Empereur avec M. d'Alton sur les affaires du Brabant. Elle a été trouvée dans les papiers saisis à M. d'Alton, et imprimée par les ordres du nouveau gouvernement.
Adieu, Monseigneur, car vous me trouveriez par trop bavard.
Le comte de Flavigny avait demandé la permission de vous aller faire sa cour à Turin ; mais on lui a répondu plus que fraîchement à cette demande.

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