M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 20 mars 1790
- n° 27

Permettez-moi, Monseigneur, avec ma franchise ordinaire, de critiquer quelques articles de la note qu'on m'a communiquée.
Vous condamnez bien vite et avec une grande sévérité la réponse de M. de Bouillé. Songez qu'il est en France et par conséquent au milieu de tous les dangers de tout genre, soit s'une lettre interceptée, soit de la trahison d'un courrier ; d'ailleurs votre lettre lui est parvenue au moment où il venait d'apprendre la démarche du Roi, où le chef de la nation, abandonnant ses droits, paraît s'identifier à la Révolution même ; il est commandant pour le Roi, et ne peut rien, ne doit rien vouloir sans un ordre exprès émané de lui. Et c'est de Turin que vous le jugez gagné, ami de M. de La Fayette, etc., etc., Convenez qu'un pareil jugement est bien précipité. Mais ce qui l'est encore plus, c'est de vous presser d'en porter plainte à M. le prince Henri qui l'aime, de le lui dénoncer comme suspect. Ah ! vous et votre comité vous avez manqué de justice et de prudence ; vous avez trop suivi l'impulsion d'un premier mouvement, et, si vous vous y abandonnez ainsi, combien de gens bien intentionnés vous effraierez ! Combien d'autres vous éloignerez de vous, et par conséquent de la bonne cause ! Vous n'êtes pas en position de faire la loi, et, si vous y étiez, il faudrait être juste avant tout. Cet article m'a véritablement peiné, et je pense que M. de Bouillé vous a répondu ce que sa position et la prudence lui prescrivaient, même pour conservér ses moyens.
Autre chose encore : si vous avez jugé trop vite et trop sévèrement un homme dont la conduite a toujours déposé en sa faveur, vous avez manqué de prudence en vous ouvrant entièrement à lui. Il était sans doute utile de le sonder ; mais fallait-il pour cela, avant que cela fût nécessaire, lui tout dire ? Je crains toujours, Monseigneur, que vous ne vouliez aller trop vite et faire tout à la fois. Une contre-révolution n'est pas encore à sa maturité ; et elle ne viendra, soyez-en sûr, que de l'épreuve du mal. Il faut que ce soient les provinces mêmes qui, sentant combien leurs intérêts ont été trahis et le malheur général qui en résulte, vous demandent elles-mêmes des secours et vous autorisent à leur en fournir, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur. Voilà le point où il faut en venir, et où on arrivera, si vous n'y mettez pas obstacle vous-même par trop de précipitation. L'épreuve du malheur, les droits ineffaçables de la religion ramèneront au remords, au repentir, et dès lors il sera aisé de vaincre en pardonnant, non aux vrais coupables, mais à un peuple trompé, égaré et repentant.
J'ai beaucoup de peine à croire que le Roi vous envoie et signe ce que lui demandez ; sa dernière démarche est si loin de là. Ah ! cette cruelle démarche lui a fait tout perdre !
Je reviens à M. de Bouillé. Au lieu de témoigner de la colère contre lui, j'aurais voulu savoir de lui l'explication de ce que M. de Mercy traite avec M. de Mirabeau et dont il prétend que vous devez être instruit. Il est peut-être très-important de savoir ce que cela veut dire, puisque vous l'ignorez absolument, et vous glissez cependant légèrement sur cela ; j'en suis bien étonné.
L'homme que vous avez choisi pour porter votre lettre au Roi a de l'esprit, de la fidélité ; mais il tient de trop près à un homme que son attachement pour vous et le Roi rend suspect à l'Assemblée, pour que vous eussiez dû le choisir. C'est exposer à la fois et lui et votre secret.
Je vous vois compter toujours beaucoup trop sur l'Angleterre et la Prusse qui sui ses impulsions. Il est bien rare que ce soient les procédés qui dirigent les empires, et je ne crois pas à ce miracle, encore moins dans ce siècle pervers que dans tout autre. L'intérêt est ce qui dirige la politique des empires et des individus dans un temps de corruption. Or croyez-vous que M. Pitt soit assez aveugle pour ne pas voir à quel point notre abaissement assure la force de l'Angleterre, et croyez-vous qu'il puisse, qu'il veuille risquer son existence personnelle pour entreprendre, malgré le voeu de sa nation, de relever notre monarchie, dont la destruction était le seul but de la politique anglaise, et par là donner contre lui des armes aussi fortes à toute l'opposition ? Voilà ce qu'il est impossible de présumer ; ménagez donc ces deux puissances, mais ne comptez pas sur elles ; et surtout que ce ne soit pas vous, mais bien l'Espagne qui soit l'arbitre, le juge et le guide de cette grande affaire. Et l'Espagne est bien loin d'être prête et de croire que le moment de se montrer soit encore venu ! Une lettre que j'ai vue s'explique clairement sur ce principe, et cela est encore analogue à la position personnelle de son principal ministre. Montez donc toutes vos pensées sur la patience, et modérez votre vivacité qui nuirait au plus saint, au plus noble de tous les devoirs.
Je suis impatient de savoir quelles sont les choses importantes que F. doit vous communiquer après avoir quitté l'Assemblée.
Que je vous dise, pendant que j'y pense, que dans vos lettres vous mettez les noms en youtes lettres ; et c'est ce qu'il ne faut jamais faire. Cela est au moins inutile, et peut-être fort dangereux, surtout après les bruits qui s'étaient répandus de l'assassinat du courrier. J'ai même prié votre amie de se donner la peine d'effacer elle-même les noms, et elle me l'a promis. Prudence est bien nécessaire, lorsque le crime veille de toute part.
L'arrivée que vous annoncez pour les premiers jours de Mai à Turin me fait grand plaisir. Cela donnera encore plus de poids à vos mesures, et à présent l'opinion fait tout.
La démarche du Parlement de Bordeaux est la chose la plus importante, si elle est soutenue ; mais cette minicipalité qui l'a dénoncé n'a-t-elle pas la force ? Alors, loin d'avancer, tout reculerait.
Les deux ou trois premiers courriers seront bien importants. La fermentation de Paris est au comble, et les auteurs de tous les troubles sont trop avancés dans le chemin des crimes pour ne pas faire redouter les dernières horreurs. Tout dépend de savoir contre qui sera dirigé l'effet d'une banqueroute inévitable, et les scélérats sont toujours les plus adroits. Quelles redoutables suites de l'audace d'une part, et de la faiblesse de l'autre !
Je ne vois que très obscurémént ce qu'on fait, ce que veulent nos colonies ; et je suis très-étonné de n'avoir pas et de nouvelles directes sur cela. Jusqu'à présent, il me paraît que les créoles de Saint-Domingue ont fait jurer au troupes fidélité au Roi et à la colonie, qu'ils lui resteront fidèle, s'il reprend son autorité légitime ; mais qu'ils se regardent comme indépendants, si l'Assemblée continue à régner et à tenir son Roi captif. En attendant, vu leurs besoins, ils ont ouvert leurs ports aux érangers. Tous les commerçants du royaume sont bien intéressés dans cette cause, et les suites peuvent en être graves.
Avez-vous jamais rien vu de comparable à l'insolence, à la mauvaise foi du Journal de Paris ? Y avez-vous lu cette dénonciation posthume et anonyme de cinq personnes contre M. de Facras ? Qu'il est aisé pour un homme de loi d'écraser l'auteur de cet infâme article, et de prouver par ce fait même combien les juges ont été coupables ! Recommandez cet article à M. Ferrand. C'est de son ressort. Ce journal est du vendredi 25 février. Voyez cet article.
On mande de Turin une nouvelle à laquelle je ne crois pas, puisque vous ne nous en dites rien ; c'est que la leune Mme de Lamberthye, attachée à mademoiselle de Condé, a été convaincue d'avoir une correspondance avec l'Assemblée Nationale, et que, d'après cette conviction, M. le prince de Condé l'a fait partir de Turin dans les vingt-quatre heures. Je crois qu'il y a à Turin beaucoup d'espions occupés à recueillire vos démarches et vos paroles ; mais malgré cela je ne crois pas à cette horrible nouvelle.. Mandez-nous ce qui en est.
La quinzaine de Pâques est un temps dont les évêques et les prêtres peuvent tirer un grand parti pour ramener à la religion et à la fidélité au Roi des sujets égarés. J'espère qu'ils entendront assez leur intérêt et celui de la chose publique pour ne pas négliger cette circonstance, et, s'il y a de l'ensemblé dans leurs démarches, le succès m'en paraît sûr.
Une chose effroyable est cette défection journalières des troupes. La conduite du régiment d'Auvergne me confond. Voilà donc aussi un régiment suisse (Reinach) corrompu !
Que feront les Cantons dans cette occasion ? Cela est bien important. Avez-vous entretenu correspondance avec l'avoyer Steiger ? Il est indispensable de savoir comment il aura pris cet événement. Il est extraordinaire qu'il n'ait répondu à aucune de nos lettres écrites d'ici. le chevalier pourrait dans cette circonstance faire une course en Suisse, car elle me paraît propre à quelque part de la part des Cantons.
Les affaires de nos colonies m'occupent bien vivement, et, si elles prennent un parti, je serai obligé d'y aller. Si je n'avais que ma fortune personnelle, pour objet, je serais homme à m'abandonner au hasard des événements ; mais ma fortune est en grande partie à mes créanciers, et par cette raison l'honneur me prescrit de la surveiller et de la défendre. Cette loi est impérative pour moi, et doit l'emporter sur tout autre intérêt, même sur ceux de mon coeur. Cette pensée m'occupe nuit et jour, et ajoute encore à toutes mes autres sollicitudes. J'y trouverais peut-être des occasions d'y servir mon Roi et les véritables intérêts de mon pays. J'y suis personnellement aimé, et mon nom y est considéré. Mais mon âme est agitée par mille sentiments contraires, et c'est véritablement un état de fièvre continue avec des redoublements.
Tâchez absolument de savoir de quoi M. de Bouillé voulait vous parler relativement à M. de Mercy et à M. de Mirabeau. Cela me paraît très-important. Soyez aussi bien sûr que votre colère contre M. de Bouillé a été très-exagérée. Peut-être a-t-il été prudent jusqu'à l'excès ; mais je n'y vois que cela. Modérez-donc vos premiers mouvements. Quand on n'a pas la force, il faut être doux ; et quand on a le pouvoir, il faut être juste ; en cette occasion, il me semble que vous avez manqué de douceur et de justice.
Votre amie vous dira qu'elle a été infiniment contente de ses parents. Plus je la connais, et plus je l'aime. Elle a de l'élévation dans l'âme et en même temps de la justice dans le coeur et de la justesse dans l'esprit. Je n'ai rien à ajouter à tout ce que l'amitié m'a inspiré dans ma dernière lettre. je vous ai parlé avec la franchise d'un véritable ami, et votre coeur ne m'en fera pas de reproche. C'est pour votre bonheur, comme pour le sien, que je vous ai conseillé.
La scène que M. de La Fayette a eue avec M. de La Tour du Pin est bien extraordinaire. Ce ministre lui a répondu avec une dignité et une force qui m'ont fait grand plaisir, et surtout parce que cela me prouve que M. de La Fayette n'est pas encore tout-à-fait roi. On mande que le commencement de cette ridicule scène a été très-impératif de la part du général citoyen ; mais qu'à la fin de cette scène ce grand général tremblait comme la feuille, et on dit que ce n'était pas de colère tant que de peur. Oh, le vilain !
On mande aussi qu'on s'attend à l'arrivée de M. le duc d'Orléans, dont le parti a repris des forces. Ces loups se mangeront, s'ils se trouvent ensemble ; mais je ne crois pas à ce retour, et il faut que les enragés aient eu quelque motif pour répandre ce bruit.
Dans votre protestation, il y a un article que je n'approuve pas. C'est celui où vous ne parlez que de vous et du prince qui vous accompagne, comme seuls restés fidèles. Pourquoi, si M. le prince de Conti est un instrument inutile, en faire, par cete phrase, une arme ennemie ? Il faut moins suivre les mouvements de l'indignation dans des affaires aussi majeures. Pardonnez-moi la sévérité de mes réflexions ; mais vous voulez la vérité, et je ne vous déguise rien de ce que je pense. Je peux me tromper, mais je ne vous trompe point.
Je suis depuis quelques jours extrêmement souffrant d'un très-fort rhume. Je n'ai pas porté santé depuis que je suis à Rome. Est-ce l'air ou les pensées qui me font tant de mal ?
Adieu, Monseigneur, recevez le tendre et respectueux hommage de votre vieux et très-vieux serviteur.
Mme de Polastron a été un peu incommodée d'une fluxion, mais elle est très-bien et sortira demain ; ainsi n'en ayez pas la plus légère inquiétude.

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