M. de Vaudreuil au comte d'Artois
Rome, 23 avril 1790
- n° 32

Je veux avant tout, Monseigneur, répondre à une phrase de votre lettre qui m'a chagriné. Vous me parles de ma santé ; vous me recommandez de la ménager, et vous ajoutez : " Au reste, tu seras averti à temps, et tu feras ce que tu voudras, , ce que tu pourras." Est-ce que vous mettez en doute que, si je ne suis pas mort, je volerai au moindre signe aux côtés de mon cher prince ? Est-ce ainsi que vous connaîtriez le plus tendre et le plus fidèle des hommes ? Je vous avoue que cette phrase m'a fait une peine sensible, et ne va point du tout à ce que je trouve au fond de mon coeur. Hâtez-vous de me demander pardon d'une phrase, que vous n'avez sans doute pas réfléchie et qui a échappé à votre plume. Oui, mon cher prince, il me restera toujours assez de force pour vous consacrer ma vie, et, si je la perds en voyant l'aurore de votre bonheur, de votre gloire, je mourrai content.
Les dernières nouvelles sont plus insignifiantes que je ne m'y attendais. J'apprends cependant avec un extrême plaisir que vous êtes content des lettres de votre famille, et que l'intelligence se rétablit entre vous et une personne que les dernières circonstances ont fort agrandie à mes yeux et que vous jugiez trop vite. Sa position lui commande une grande prudence et des ménagements qui ont déplu à votre vivacité et à votre franchise, mais qui étaient peut-être indispensables. Il suffit qu'elle soit éclairée sur le compte des deux monstres que vous me nommez, et qui me paraissent dans la boue.
J'avais deviné que M. Necker ne partirait pas. Les eaux de Spa seront supplées par les eaux de Passy, et cela est plus commode. On mande que, par miracle, sa santé est beaucoup meilleure. Peut-on jouer toujours ainsi la comédie ? Est-il croyable que ces petits moyens ne soient pas à la fin usés et trouvent encore des dupes ? Il a vu que l'Assemblée perdait dans l'opinion des provinces, et alors il l'a attaquée dans son dernier mémoire, et compte par là ramener à lui les opinions. Voilà son calcul, soyez en bien sûr. On me le mande positivement, et j'avais deviné cela. Son plan est de dissoudre l'Assemblée d'ici à un mois, en échauffant contre elle les provinces, et ensuite d'arriver très-vite à une seconde législature, où les Mounier, les Lally, etc., etc., veulent établir leur système, qui est aussi le sien. Si une seconde législature a lieu, la France est perdue sans ressource, ou sera du moins dans de longues convulsions. Pesez mûrement cette réflexion.
Point de nouvelles d'Espagne ; le ministre est toujours boutonné avec le bonhomme, et je prévois que vous n'aurez de réponse qu'aux dépêches portées par l'abassadeur de Turin en Espagne.
L'affaire de M. de Maillebois fait beaucoup de bruit, et on a imprimé un désavoeu de votre part qu'on fait courir avec intention.
Que dites-vous de la conduite de M. le prince de Conti ? A-t-il jamais existé un homme plus déshonoré ? Tous les partis s'en moquent également. Voilà ce qu'on gagne à être un lâche.
Vous avez pu voir dans le Journal de Paris un désavoeu de M. de Liancourt, relatif à cette assemblée pour nommer un lieutenant-général du royaume. Il dit qu'on ne le soupçonnera pas de faiblesse. Soupçonné, non ; convaincu, oui. Si par cette démarche il n'avait été coupable que du crime de lèse-majesté, il ne l'aurait pas niée ; il s'en serait même vanté ; mais, comme il était aussi coupable du crime de lèse-nation, il a peur de la lanterne.
Nous partons décidément le 5 de mai, et nous arriverons à Venise le 25 du même mois. J'ai encore deux courriers à recevoir ici, et deux à écrire d'ici. Après cela, ne m'écrivez pas en route, parce que les postes d'Italie ne sont pas sûres, et nos séjours en route incertains. J'espère qu'il yn a aussi à Venise un ministre de Turin, qui assurera notre correspondance. Informez-vous de cela exactement par M. le comte d'Hauteville, e prenez les moyens les plus sûrs.
Je suis, je vous l'avouerai, inconsolable de quitter Rome. Notre correspondance y était assurée ; les lumières du bonhomme m'étaient d'une grande ressource ; mes amis y étaient aimés, considérés ; leur présence et leur douleur avaient vaincu, atterré la calomnie. Pour mon compte, les arts y charmaient mes ennuis ; ma tendresse pour le cardinal, sa bonté pour moi m'attachaient à cette ville, et mon bon ange y avait amené Mme Lebrun, que j'aime tendrement. Il faut quitter tout cela ! Je ne dis pas à mes amis la peine que cela me fait, parce que je ne veux pas les affliger ; mais ma peine n'en est que plus vive, parce que je l'étouffe. Ils partent, et je les suis ; je les suivrais au Monomotapa.
Vous ne m'avez pas mandé si la personne que vos parents devaient vous envoyer est arrivée à Turin, et si c'est par là que vous avez été instruit de leurs sentiments. Vous pourrez, je crois, encore me répondre ici à cette lettre, en priant M. de Priocca de me la faire tenir à Venise, si j'étais parti de Rome.
Je ne sais quel pressentiment me dit que les deux premiers courriers seront fort importants. Ce pressentiment n'est pas doux ; il est au contraire funeste. Tout ce manège de M. Necker m'inquiète horriblement.
Ma santé n'est guère meilleure ; peut-être le voyage et le changement d'air me feront-ils du bien. C'est ma maigreur et cette humeur fixée sur ma poitrine, cette toux qui me tourmente toutes les nuits, qui me paraissent graves. L'air de Rome, j'en conviens, m'est mortel, et je n'étais pas sans inquiétude qu'il ne fît mal cet été à mes amis. Nous serons plus près de vous à Venise, et c'est une consolation. Bombelles nous y sera d'une grande ressource, et Armand épouse un ange ; c'est la réunion parfaite de la grâce, des talents et de l'amabilité qui se trouve dans cette jeune personne ; elle nous charme tous.
Nous avons reçu de Florence des nouvelles des voyageurs. Ils seront bien près de vous, quand vous recevrez cette lettre, e je partage le bonheur que vous éprouverez. Parlez de moi tous deux, de votre vieux ami.
Je compte bien vous aller voir de Venise ; mais cependant je n'ai ni voiture, ni argent, et je suis aux frais de mes amis, qui sont obligés de tout ménager et auront de la peine à avoir pour eux-mêmes des ressources suffisantes.
Quelle position ! La mienne dans l'avenir paraît plus assurée du côté de la fortune ; Saint-Domingue me semble en sûreté, mais le moment est bien dur. Il me paraît sûr que la colonie veut forcer les propriétaires à aller sur leurs biens et à travailler au régime qui convient le mieux à la colonie. Que ferai-je ? Si je n'avais pas de dettes, mon parti serait bientôt pris, et j'abandonnerais mon bien ; mais puis-je abandonner le gage de mes créanciers ? Toutes ces différentes choses se croisent et combattent dans mon coeur et dans ma tête, e souvent mes idées se brouillent.
Pauline vient à Venise et partira quelques jours avant nous. De Venise, elle retournera en France ; ses parents le désirent. Voilà ce qui me fait encore bien de la peine.
Je ne vous ai pas écrit le dernier courrier de Turin, parce que M. de Rivière s'est chargé de ma lettre et m'a assuré qu'il arriverait avant le courrier. J'ai écrit par cette occasion à Mme de Polastron qu'il rattrappera en chemin. Si elle ne va pas en Suisse, il faudra n"cessairement qu'elle vienne à Venise pour le mariage d'Armand ; cela couvrira tout. On peut, je crois, en s'embarquant sur le Pô, être très-promptement, doucement et sûrement à Venise.
Mes amis vous disent tous mille tendresses, hommages, respects, et moi, j'embrasse du plus tendre de mon coeur le plus loyal, le plus aimé des princes ; cela ne nuit point au respect que j'ai pour lui.
Le bonhomme me charge de vous remercier de l'intérêt que vous prenez à sa santé ; elle est meilleure et son rhume est guéri. Il vous assure qu'il a de la force de reste pour bien servir son Roi et son pays. Il connaît bien l'homme que vous le priez d'échauffer ; il sait les moyens qu'il faut prendre, soyez-en bien sûr. Les moyens directs et de chaleur ne sont pas toujours les meilleurs ; voilà ce que la seule expérience apprend.
A propos, M. le cardinal de La Rochefoucauld a mandé l'arrivée de M. le prince de Conti, et annonce que M. le prince de Condé le suivra de près. On lui a répondu qu'il était mal instruit.

Ce 24 avril,
Je reprends ma lettre pour vous faire part de la lettre que le bonhomme reçoit d'Espagne. Il me permet de vous confier l'article important, aux conditions que vous n'en parlerez à personne. Le voici :
"Je vous dirai de nouveau qu'avec de la santé et du courage on peut résister à tout et même espérer. Cependant ceux qui ont le plus grand intérêt à ne manquer ni de secret, ni de prudence, n'observent pas excatement cette double règle de conduite, de sorte qu'on est obligé de leur cacher bien des choses et de les laisser se plaindre injustement de leur bienfaiteur. Je dis souvent qu'il vaut mieux essuyer des reproches pendant six mois et même un an pour être loué ensuite pendant des siècles, que de chercher à plaire passagèrement."
Commentez cet article. Il prouve évidemment qu'on s'occupe avec suite des affaires de la France, mais que le système adopté est celui du secret, de la prudence unis à la force ; qu'on prépare tout, mais qu'on ne veut agir qu'avec certitude de succès. Le bonhomme est très-content de cette lettre d'après la connaissance qu'il a du ministre, et trouve qu'elle dit beaucoup. Qu'elle soutienne donc votre courage et vos espérances ; mais en même temps armez-vous de patience, puisqu'on ne chemine pas assez vite au gré de votre ardeur.
Toutes réflexions faites, ne me répondez pas ici à cette lettre ; elle ne pourrait pas me parvenir à temps, puisque nous partons le 5 mai. Mais, en m'écrivant avec prudence, vous pourrez m'écrire à Florence, en mettant la lettre sous une double enveloppe, à M. Pio, aubergiste de l'Aigle-Noir, à Florence ; je le préviendrai. Observez cependant de m'écrire avec circonspection, mais que du moins nous ayons là, à Florence, de vos nouvelles pour adoucir l'ennui de notre route. Quant à notre correspondance, une fois arrivés à Venise, écrivez-nous de même sous l'enveloppe du ministre de Turin, à Venise.
Le bonhomme vous prie de ne pas lui écrire et désire que ce soit toujours moi qui l'instruise de Venise, où vous m'écrirez. Cela ne retardera pas beaucoup ce qu'il faudra qu'il sache. Il me prie d'insister près de vous sur cet article. Il vous exhorte à montrer de la confiance, de la docilité, et la ferme résolution de vous abandonner à la direction unique et au plan qu'on voudra tracer, sans jamais vous en écarter.
Je vous renvoie la lettre que vous m'avez adressée pour votre amie, qui était partie. Je lui écrirai par le premier courrier.
J'ai lu une lettre venue de France par la dernière poste, écrite à un grand vicaire. Elle est trop extraordinaire pour ne pas vous en faire part. Elle dit que l'affaire de M. de Maillebois fait beaucoup de bruit, mais qu'on sait positivement que vous n'avez pas voulu prendre part à ces plans, qui vous avaient été communiqués apr un aide-de-camp de M. de Maillebois que vous avez renvoyé sans réponse. On ajoute que cette particularité était connue du comité des recherches trois semaines avant la saisie des papiers de M. de Maillebois. Voyez, d'après cela, comme vous êtes entouré d'espions ; et que cette connaissance vous fasse redoubler de discrétion et de prudence. Cette lettre ajoute qu'il court des bruits vagues qu'on a trouvé dans les papiers saisis de M. de Maillebois une lettre de M. le prince de Condé.

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